Arnold van Gennep (1873-1957)

Les rites de passage

Qu'y a-t-il de commun entre la fête du Nouvel An en Chine, le baptême des anciens chrétiens et l'entrée dans le culte nkimba du Bas-Congo ? Tous sont des rites qui manifestent le franchissement d'un seuil symbolique, social ou spirituel.

En 1909, date de la première édition des Rites de passage, Arnold van Gennep est un jeune fonctionnaire en rupture de ban. Il vient d'abandonner un poste de traducteur au ministère de l'Agriculture pour vivre de sa plume : articles, conférences et traductions. Il a deux passions : l'ethnographie et la Savoie, qui sera toute sa vie son terrain de prédilection. Né en Allemagne, il a suivi sa mère en France et a passé une partie de son adolescence dans la région de Challe-les-Eaux, qu'il a parcourue à pied.

Sa formation d'ethnologue lui vient de l'Ecole pratique des hautes études. A partir de 1897, il y a suivi les cours de sanscrit d'Antoine Meillet, et ceux de religion primitive de Léon Marillier, et surtout, y a noué des liens avec Marcel Mauss et Henri Hubert, futurs animateurs de la branche ethnologique de l'Ecole française de sociologie. Van Gennep est donc proche du « clan tabou-totem », dont un des soucis est de mettre à jour ce qu'en 1912 Emile Durkheim appellera les Formes élémentaires de la vie religieuse.

Aussi, les deux premiers écrits de van Gennep portent-ils sur Le Totémisme à Madagascar (1903) et Les Mythes australiens (1906) : à la mode française de l'époque, ce sont des travaux de seconde main, élaborés à partir de la littérature ethnographique. Avec Les Rites de passage, il se lance dans une synthèse beaucoup plus ambitieuse, dont l'idée résulte - écrira-t-il - d'une « illumination ». Depuis Tylor et Frazer, inventeurs de la ritologie comparée, les ethnologues sont occupés à l'inventaire de leurs formes et de leurs mécanismes logiques : ainsi, on oppose les rites « sympathiques » (par analogie) aux rites « contagionnistes » (par contact); les rites « directs » (magiques) aux « indirects » (faisant appel à des divinités); les rites « positifs » (prescriptifs) aux « négatifs » (interdits). Mais peu d'ethnologues ont accordé quelque attention au fait que les actes religieux et magiques, modernes comme anciens, sont exécutés selon un certain ordre. Or, leur enchaînement importe autant que leur contenu, et c'est de ce point de vue que van Gennep distingue une certaine classe de rites « qui accompagnent chaque changement de lieu, d'état, de position sociale et d'âge » : ce sont les rites de passage.

Partout, explique-t-il, dans le monde ancien, primitif ou « semi-civilisé », les portes de villes, les bornes et limites de territoires avaient un caractère sacré : les franchir impliquait toutes sortes de précautions. Le roi de Sparte partant en guerre s'arrêtait à la frontière de la Cité pour y effectuer des sacrifices. Ensuite seulement, il entrait dans le no man's land où avaient lieu les combats. Les généraux romains, quant à eux, de retour de campagne, s'arrêtaient aux frontières pour y procéder à des rites de réintégration. C'est sur ce motif spatial - celui du franchissement d'un seuil - que van Gennep construit l'image qui va lui permettre de comparer un très grand nombre de rites, habituellement considérés comme sans rapports les uns avec les autres : rites de fécondité, fêtes calendaires, cérémonies de mariage, baptêmes, circoncisions, rites de purification, cérémonies d'accès à une fonction, à une société guerrière ou religieuse, à un culte totémique ou ancestral, initiations chamaniques, etc.

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Cette image consiste dans un schéma ternaire. Tout rite de passage, explique van Gennep, comporte trois temps : préliminaire, liminaire (c'est-à-dire « sur le seuil ») et postliminaire. D'un autre point de vue - celui de l'acteur -, on dira : séparation (de l'état ou du lieu antérieur), marge (entre deux), et agrégation (à un nouvel état). Tout le reste de son livre est une application de ce schéma à un très grand nombre d'exemples de rites pris sur les cinq continents et à l'histoire ancienne, ramené à la métaphore du franchissement d'un seuil.