Ils sont arrivés à Paris en 1885, dans le cadre d’une tournée d’exhibition 1. Ils étaient trois : Billy, Jenny et Toby, des Aborigènes venus d’Australie et enrôlés dans des « zoos humains » qui sillonnaient à l’époque les grandes villes d’Europe et d’Amérique. Des « sauvages » – Indiens d’Amérique, Pygmées, Papous, Canaques… – y étaient montrés aux côtés des girafes, tigres, chimpanzés et crocodiles. Les Aborigènes étaient présentés comme les « derniers cannibales », parmi divers autres indigènes tels le « féroce Zoulou », « le sauvage nubien » et la « Vénus hottentote » au fessier protubérant.
À Paris, l’anthropologue Paul Topinard (1830-1911) voulut examiner ces Aborigènes afin de prendre quelques mesures anthropomorphiques et juger de leurs aptitudes intellectuelles. Le professeur put constater que l’Aborigène Billy avait bonne mémoire : il était capable de se souvenir des nombreuses villes qu’il avait traversées au cours de son périple américain. Mais P. Topinard s’est surtout attaché à mesurer des traits physiques. Selon l’anthropologie physique en vogue à l’époque à l’école d’anthropologie de Paris (dirigée par Paul Broca, dont P. Topinard avait été l’élève), la race expliquait tout : le physique, le genre de vie et le degré de civilisation d’un peuple.
Tout semblait d’ailleurs confirmer les thèses raciales. Quand les colons occidentaux avaient découvert les Aborigènes d’Australie, au début du 19e siècle, ils vivaient presque nus, ne possédaient que des outils rudimentaires (lances et outils de pierre), vivaient en nomades dans des campements de fortunes, dormant à même le sol, abrités du vent par des huttes de branchages. Comment ne pas voir en eux les derniers vestiges de l’humanité primitive ? Une explication s’imposait : les Aborigènes faisaient partie des « races inférieures », les plus basses dans l’échelle de l’évolution. Leur peau noire, leurs épaisses arcades sourcilières, leurs cheveux hirsutes semblaient l’attester : pour Thomas H. Huxley (1825-1895), comme bien d’autres représentants de la pensée évolutionniste, de la seconde partie du 19e siècle, les Noirs en général et les Aborigènes en particulier représentaient le « chaînon manquant » entre les singes et les humains.
Bien que partageant globalement ces thèses raciales, Paul Topinard fit preuve de perspicacité. Dans son Étude sur les races indigènes de l’Australie ( 22) 2, il avait recensé toutes les observations disponibles à l’époque. Son avis sur l’état physique et mental des aborigènes était finalement assez circonstancié : il relève que les Aborigènes n’ont pas tous le même profil. « Les tribus de la côte est-australienne sont très variées au physique comme [dans les] degrés intellectuels », écrit-il. Et de préciser que si les Aborigènes de la région de Sydney ont « mauvaise réputation », c’est en raison du « nombre de mendiants ivres et abrutis qu’on voyait récemment encore dans les faubourgs de la ville ». En revanche, les tribus de l’intérieur des terres « appartiennent à la race supérieure ».
Une « mentalité primitive » ?
Au début du 20e siècle, les thèses racistes commencent à perdre de leur crédit dans les milieux scientifiques. Les études de terrain se sont multipliées ; elles montrent que si les techniques des Aborigènes et autres « sauvages » semblent rudimentaires, en revanche leur vie culturelle est luxuriante. En témoigne la richesse de leur vie spirituelle par exemple : les nombreux rites qui scandent leurs activités (la chasse ou l’agriculture), les nombreux récits et mythes expliquant l’origine des choses, l’importance qu’ils accordent à leurs parures corporelles, sans parler de leur art des masques. D’ailleurs, « l’art nègre », comme on dit à l’époque, fascine les artistes d’avant-garde : les masques africains commencent à s’arracher à bon prix.
Bien des années auparavant, le premier à avoir affirmé clairement que les « primitifs » possédaient une vraie culture fut l’anthropologue anglais Edward Tylor. Le titre de son livre Culture primitive 3 (1872) affichait la couleur. Par « culture », il fallait entendre une riche palette de savoirs, de techniques, de croyances, de coutumes et de rites dont E. Tylor présentait un descriptif détaillé 4. Culture primitive a été le premier manuel d’anthropologie et a formé les premières générations d’anthropologues. Au début du 20e siècle, il est désormais admis que les « primitifs » ne sont pas ces sauvages hirsutes, situés à mi-chemin entre l’animal et l’homme dans l’arbre de l’évolution. L’importance accordée à leurs rituels, récits mythiques pratiques magiques en fait même de parfaits candidats pour étudier l’origine des cultures et de la pensée 5.