Quelques événements tragiques ayant défrayé la chronique depuis 1993 ont remis la question des sectes sur le devant de la scène. En avril 1993, c'est le siège sanglant de la ferme de Waco, au Texas, où une centaine d'adeptes de la secte du mont Carmel se sont retranchés. En octobre 1994, en Suisse et au Canada, une cinquantaine de disciples de l'Ordre du temple solaire (OTS) sont retrouvés brûlés, massacrés. Le même scénario se répète en France en décembre 1995. En mars de la même année, la secte Aum Vérité, au Japon, répand un gaz hautement toxique dans le métro de Tokyo. Trente-neuf internautes de Heaven's Gate se suicident au printemps 1997, etc.
Pourtant, cela fait déjà une petite trentaine d'années que le problème des sectes a émergé comme question de société. Vers le milieu des années 70, des familles dont l'un des membres avait rejoint une secte (notamment Moon) se sont organisées en associations aux Etats-Unis, puis en Europe. Composées d'anciens adeptes, d'« experts » divers (psychiatres, psychologues, prêtres...), ces associations de militants anti-secte fonctionnent aujourd'hui comme des groupes de pression. Elles sont l'informateur très privilégié (voire le seul) des médias, de l'opinion publique... et alimentent la réflexion des politiques. Elles s'occupent également de prévention et d'aide à la réinsertion 1.
Dès les années 70, une polémique est née. Entre chercheurs et acteurs sociaux se sont établis des rapports d'incompréhension et de méfiance. Le débat est extrêmement polarisé. Tout se passe en fait comme si personne ne discutait du même sujet. D'un côté, les universitaires, en particulier les sociologues des religions, relativisent le danger des sectes, utilisent le terme dans une acceptation sociologique non péjorative (voir l'encadré p. 20), replacent le problème dans un contexte neutre et général. Aux yeux des militants anti-secte, ces intellectuels passent ainsi pour être conciliants avec les sectes. Ils sont souvent accusés de prosectarisme, c'est-à-dire de pactiser avec l'ennemi. Certains (très rares) se seraient même discrédités en se faisant rétribuer financièrement pour rédiger des rapports à l'avantage du groupe sectaire qui leur passait commande.
Il se trouve que les sectes sont souvent à la recherche d'une légitimité et d'un cautionnement scientifique. Certaines construisent même des écoles ou des laboratoires, financent des programmes de recherche, recrutent sur les campus (comme la Vérité suprême, devenue Arefu, dirigée par Aum Shinrikyo). Quant à lui, le philosophe et sociologue Frédéric Lenoir estime, au terme d'une enquête sur les sectes, que les chercheurs ne voient généralement qu'un seul niveau de réalité, celui de la périphérie de la secte, et non pas celui de son noyau dur, beaucoup plus difficile à approcher et lieu véritable du pouvoir, de la manipulation et des exactions 2. En France, les hommes politiques aussi se méfient des sociologues et ne les consultent qu'avec réticence.
De l'autre côté de l'échiquier, d'anciens adeptes, des membres d'associations dites anti-secte (traitées parfois de « sectes anti-secte »), exagèrent souvent l'ampleur du phénomène sectaire, justifient leur combat en alimentant parfois une peur irrationnelle et fantasmatique des sectes.
Une similitude de vue semble s'être établie entre les mouvements anti-secte et la société globale. Les médias ont été partie prenante dans la construction sociale du « problème des sectes » 3. Ils se positionnent souvent comme les interprètes autorisés du phénomène et développent un discours « religieusement correct ». Au lieu de traiter la dimension proprement religieuse du problème sectaire, ils font le parallèle avec la fraude, la manipulation ou le crime, et proposent ainsi au public un script auquel il est habitué. En plus de faire caisse de résonance, les médias, notamment la télévision, renforcent ainsi les stéréotypes, jouent du registre de l'émotion et de la dramatisation (voir le traitement du suicide/meurtre de l'OTS ou du siège de Waco).
Dans son sens commun, de loin le plus employé, le mot « secte » s'entend donc de façon très péjorative. Il stigmatise un groupe minoritaire ou non-conformiste se définissant lui-même comme religieux mais n'appartenant pas aux grandes religions instituées. La secte se caractérise alors exclusivement par sa nocivité, son caractère nuisible. Elle est assimilée à un groupe dangereux et fermé, criminel ou totalitaire, visant à satisfaire l'intérêt personnel du gourou. Le grand public en vient à associer la secte au Mal, la religion au Bien. Les leaders sont alors considérés comme des prédateurs du marché religieux, des escrocs de la religiosité en tout genre, et les adeptes généralement comme des victimes. Il convient dès lors de rechercher des preuves d'escroquerie (refus des lois, trafics et détournements, infractions financières et fiscales) et d'autres montrant que la secte porte atteinte à la liberté et à la dignité de la personne humaine : abus de confiance, mauvais traitements, non-assistance à personne en danger... Le pouvoir d'accusation que recèle le mot « secte » est devenu considérable et incontrôlable. L'utilisation abusive du mot, la rumeur (étayée ou non), utilisées comme armes de dénonciation, peuvent avoir des effets dévastateurs.
Quelle est la nature du danger ?
En s'attachant aux rapports que la secte entretient avec la société, on peut distinguer deux grands types de sectes. Les sectes intramondaines veulent changer la société, et pour cela tentent de s'y insérer. Leurs dérives possibles s'assimilent à celles de groupements politiques extrémistes. Procédant par infiltration silencieuse, associées à l'image de la pieuvre, elles suscitent la crainte. Au contraire, les sectes extramondaines, qui fuient la société, s'en séparent radicalement, car elles jugent le modèle occidental promis à une fin certaine. Leur logique est celle de la fuite en avant et le risque encouru est celui d'une dérive extrême, de la mort volontaire de ses membres, d'une rupture définitive et suicidaire. La volonté de construire un monde meilleur, qui est donc le pendant de la dimension contestataire de la secte, passe ainsi soit par l'isolement autarcique des sectes extramondaines (mouvement néo- sannyas de Rajneesh, Sahaja Yoga, association de Krishna, Ordre du temple solaire, Iso-Zen), soit par l'infiltration de la société, et notamment de ses strates supérieures, par les sectes intramondaines (Moon, scientologie, Eglise de la providence, Soka Gakkai, mouvement raëlien).