Les trois formes de la pauvreté en Europe

Le statut social, les représentations collectives et les expériences vécues de la pauvreté varient d'une société à l'autre. Mais la comparaison à l'échelle de l'Europe permet d'en dégager trois formes élémentaires : une pauvreté intégrée, une pauvreté marginale et une pauvreté disqualifiante, renvoyant chacune à une configuration sociale précise.

La pauvreté est une question qui dérange car elle est toujours l'expression d'une inégalité, sinon inacceptable, du moins peu tolérable. Davantage encore dans une société globalement riche et démocratique où l'on recherche de manière prioritaire l'égalité réelle et non plus seulement l'égalité formelle des individus-citoyens. La sociologie de la pauvreté vise à étudier simultanément la pauvreté comme expérience vécue par des hommes et des femmes situés au bas de l'échelle sociale, et la pauvreté comme un élément de la conscience que les sociétés modernes ont d'elles-mêmes et qu'elles cherchent le plus souvent à combattre 1. Elle ne peut se réduire à une approche descriptive et quantitative des pauvres. Elle doit interroger la notion même de pauvreté.

Pour les sociologues, le raisonnement en termes binaires qui consiste à opposer les caractéristiques des pauvres à celles du reste de la société est équivoque. La définition d'un seuil de pauvreté, aussi élaboré et précis soit-il, est toujours arbitraire. Prenons un exemple, au seuil de 50 % du revenu médian par unité de consommation (environ 600 euros par mois), il existait en France, en 2001, 6 % de personnes en situation de pauvreté, soit 3,6 millions, mais au seuil de 60 % du revenu médian par unité de consommation (environ 720 euros par mois), les pauvres représentaient 12,4 % de la population, soit plus du double, et au total 7,2 millions de personnes 2. Il suffit donc de changer légèrement le seuil officiel de pauvreté pour que change radicalement la proportion de la population concernée.

Cela prouve qu'il existe une forte concentration de ménages autour du seuil de pauvreté retenu et que celui-ci contribue à établir une coupure radicale parmi un ensemble de personnes qui, dans la réalité, vivent dans des conditions probablement similaires. Cela ne veut pas dire qu'il faut se priver de ces indicateurs statistiques de la pauvreté, qui peuvent être utiles dans les comparaisons entre pays ou entre régions. Mais si la quantification des pauvres constitue dans le sens commun un préalable à la réflexion, elle peut être pour le sociologue un véritable obstacle épistémologique au sens où elle le conduit à une impasse et le prive d'une interrogation sur le sens même de la pauvreté.

Être pauvre et rien que pauvre

La question essentielle que doit se poser le sociologue est simple : qu'est-ce qui fait qu'un pauvre dans une société donnée est pauvre et rien que pauvre ? Autrement dit, qu'est-ce qui constitue le statut social de pauvre ? A partir de quel critère essentiel une personne devient-elle pauvre aux yeux de tous ? Il revient à Georg Simmel, au début du XXe siècle, d'avoir répondu le premier, de façon claire et directe, à cette question. Pour G. Simmel, c'est l'assistance qu'une personne reçoit publiquement de la collectivité qui détermine son statut de pauvre. Etre assisté est la marque identitaire de la condition du pauvre, le critère de son appartenance sociale à une strate spécifique de la population. Une strate qui est inévitablement dévalorisée, puisque définie par sa dépendance à l'égard de toutes les autres.

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Etre assisté, en ce sens, c'est recevoir tout des autres sans pouvoir s'inscrire, du moins dans le court terme, dans une relation de complémentarité et de réciprocité vis-à-vis d'eux. Le pauvre doit accepter de vivre, ne fût-ce que temporairement, avec l'image négative que lui renvoie la société et qu'il finit par intérioriser, de n'être plus utile, de faire partie de ce que l'on nomme parfois les « indésirables ».

Ainsi chaque société définit et donne un statut social distinct à ses pauvres en choisissant de leur venir en aide. L'objet d'étude sociologique par excellence n'est donc pas la pauvreté, ni les pauvres en tant que tels, comme réalité sociale substantialisée, mais la relation d'assistance ? et donc d'interdépendance ? entre eux et la société dont ils font partie. Cette perspective analytique revient à étudier de façon comparative les mécanismes de désignation des pauvres dans différentes sociétés, à rechercher les représentations sociales qui en sont à l'origine et qui les rendent légitimes, mais aussi à analyser le rapport que les pauvres ainsi désignés établissent avec le système d'aides dont ils sont tributaires et, de façon plus générale, les épreuves dont ils font l'expérience à cette occasion et dans les autres circonstances de la vie quotidienne.