Quels rapports la pensée et le langage entretiennent-ils? C'est à cette interrogation majeure que le psychologue russe Lev Vygotski s'est efforcé de répondre dans son ouvrage, Pensée et Langage, paru en 1934 à Moscou. Fruit d'une dizaine d'années de recherches que Vygotski a menées avec son équipe, ce livre qui vient d'être réédité en français 1 est aujourd'hui considéré par certains comme l'un des plus importants ouvrages de psychologie du siècle, après avoir été longtemps ignoré (voir encadré p. 43).
Pensée et Langage est un gros ouvrage de plus de 500 pages, divisé en 7 chapitres de longueur très inégale. Les thèses qu'il développe sont particulièrement novatrices et ont profondément modifié le regard porté sur le développement de l'intelligence enfantine. On peut néanmoins regretter l'absence d'une structure d'ensemble claire, ce qui fait par exemple qu'un même thème peut être traité dans deux parties éloignées de l'ouvrage.
Vers le langage intérieur
Selon Vygotski, la psychologie scientifique a hésité jusqu'à présent entre deux positions extrêmes au sujet des liens entre la pensée et le langage : soit la fusion, soit la complète dissociation. Deux thèses fausses selon l'auteur, qui estime qu'on peut représenter le rapport entre pensée et langage par deux cercles qui se chevauchent. La zone de superposition constitue la «pensée verbale». Mais une part importante de la pensée («la pensée technique et instrumentale») n'a pas de rapport direct avec le langage. Inversement, certains aspects du langage n'ont pas de lien avec la pensée, par exemple lorsqu'une personne se récite un poème appris par coeur.
Mais ce qui intéresse surtout Vygotski, c'est la manière dont pensée et langage se développent chez l'être humain, en particulier au cours de l'enfance.
Jean Piaget et Vygotski ont deux interprétations radicalement différentes de cette évolution. Pour Piaget, le développement de l'enfant s'effectue de l'individuel au social, tandis que Vygotski pense au contraire qu'il procède du social vers l'individuel.
Pour asseoir son propos, il consacre de longues pages à l'analyse du langage «égocentrique». Ce terme, emprunté à Piaget, désigne le comportement du jeune enfant qui parle sans s'occuper de savoir si on l'écoute et sans attendre de réponse. Avant 6 ou 7 ans, plus de la moitié des propos de l'enfant sont égocentriques, mais au fil des ans, ce type de langage diminue progressivement jusqu'à complète disparition. Or, affirme Vygotski, le langage égocentrique ne régresse pas au fil des ans, mais progresse. Certes, la quantité de langage égocentrique diminue, mais sa qualité, la richesse de sa structure, augmentent avec les ans. Interpréter, comme le fait Piaget, la baisse quantitative de ce langage comme un symptôme de régression équivaut à considérer que l'enfant régresse en calcul lorsqu'il cesse de compter à haute voix sur ses doigts pour passer au calcul mental.