Cynthia Fleury rêve d’un autre monde. Un monde où notre société, qui reconnaît légalement depuis 1948 que tous les humains sont égaux en dignité, serait capable de réaliser ce principe dans les faits. Car le constat qu’elle dresse dans son dernier livre, La Clinique de la dignité (Seuil, 2023), est sans appel : malgré le principe formel d’égale dignité, notre modernité produit toujours plus de situations indignes. En attestent différentes revendications dans le monde professionnel (les soignants pour la revalorisation de leur travail, par exemple), dans la rue (le mouvement Black Lives Matter…), ou simplement de tout un chacun face aux épreuves de la vie (la maladie, la fin de vie, les relations sexuelles…).
Depuis plusieurs années déjà, le travail de C. Fleury, philosophe et psychanalyste, est centré sur les principes qui permettent aux individus d’exister en tant que tels, et le rôle que tient l’État social dans ce sens, avec ses dispositifs d’aide et d’assurance. Titulaire de la chaire « Humanités et santé » au Conservatoire national des arts et métiers (Cnam), elle a par ailleurs lancé en 2016 une chaire de philosophie à l’hôpital. Né à l’Hôtel-Dieu à Paris, ce dispositif ambitionne d’importer les savoirs des sciences humaines et sociales auprès des soignants. Aujourd’hui, il existe plusieurs antennes de cette chaire dans différents hôpitaux français et étrangers, qui produisent leurs propres apports. Partenaire clé de la chaire, partageant avec elle son conseil scientifique, l’Université des patients de Sorbonne Université propose, quant à elle, aux patients atteints de maladies chroniques de faire reconnaître leur expérience de malade par un diplôme universitaire.
Cette activité est venue enrichir d’un matériau vivant la pensée théorique de C. Fleury. Elle nous accorde un peu de son temps pour présenter ses réflexions sur La Clinique de la dignité, où elle entreprend de disséquer les mécanismes modernes de production des situations indignes.
Dans votre dernier livre, La Clinique de la dignité, vous dites qu’il existe de nos jours un clivage majeur entre ceux qui ont une vie digne et ceux qui n’en ont pas. Pourquoi ?
C’est un vrai paradoxe, car toute vie est digne. C’est un principe irréductible et inaliénable. Quelles que soient les épreuves – intimes, sociales, économiques… – qu’une personne peut traverser, sa « vie » est digne en tant que telle, et sa « personne » est digne en tant que telle.
C’est ce que mentionne l’article premier de la Déclaration universelle des droits de l’homme de 1948 : toutes les vies sont égales en dignité et en droits. Les articles suivants matérialisent ce que doit être une vie digne : une vie qui ne subit pas d’humiliation ou de systèmes dégradant sciemment ; pas d’esclavage, de servitude.
Ce texte reprend et approfondit de grandes conquêtes pour la reconnaissance de l’égale dignité des vies, notamment celles de la philosophie des Lumière et de la Révolution française au 18e siècle. Au 19e siècle, cette bataille est devenue sociale, avec la tentative d’instauration de conditions de travail dignes, notamment pour les ouvriers. Puis, le 20e siècle a vu la question des femmes, des minorités sexuelles ou ethniques prendre le relais de cette lutte pour l’égale dignité des vies.
Il n’empêche que cette dignité de principe, formulée dans les grands textes, ne se matérialise pas toujours dans les faits. Toute vie est symboliquement digne, mais les conditions objectives de cette dignité ne sont pas toujours réunies.
Au-delà des aspects juridiques, à quelles conditions une situation est-elle digne ou indigne ?
Cette question est difficile, car la réponse varie selon les contextes sociohistoriques : des conditions qui sont aujourd’hui jugées « indignes » (dans le sens où ce sont les individus qui les jugent ainsi) ne l’étaient pas en 1950, par exemple, car il s’agissait alors de conditions quasiment structurelles, partagées par plus de la moitié des Français : l’absence d’accès à l’eau potable, à l’électricité, les punaises dans les lits… À l’époque, c’était supportable et supporté d’autant que la guerre avait engendré les privations qu’on connaît. L’objectivation de la dignité, le fait de se sentir vivre dans des conditions dignes ou indignes, varie donc avec l’histoire.