Manipulez qui vous aimez !

Doit-on manipuler quelqu’un pour son bien ? La question paraît choquante, tant la manipulation a mauvaise presse. Pourtant, l’idée fait son chemin chez les chercheurs…

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« Nous sommes tous des manipulateurs spontanés. Ce n’est pas une vérole ! » Dixit Jean-Léon Beauvois, ancien professeur de psychologie sociale à l’université de Nice, et coauteur avec Robert-Vincent Joule, son collègue d’Aix-Marseille université, du fameux Petit traité de manipulation à l’usage des honnêtes gens et de La Soumission librement consentie 1.

« Comment amener les gens à faire librement ce qu’ils doivent faire ?, questionne R.V. Joule. La vie sociale est faite de comportements qu’on doit réaliser, idéalement en toute liberté, et en considérant que c’est dans notre nature. Par exemple, les comportements d’honnêteté. Si manipuler consiste à amener quelqu’un à faire ce qu’il n’aurait pas fait spontanément, il n’y a pas d’acculturation, et plus généralement de vie sociale, sans manipulation. » Tous des manipulateurs, vraiment ? « Le mot “manipulation” est terrible, mais c’est ce que font les parents, les chefs, les enseignants, à ceci près qu’ils ignorent le faire », reprend J.L. Beauvois. Dès lors, autant être efficace, pourvu que ce soit pour la bonne cause. « Exactement les mêmes processus peuvent être mis au service du meilleur comme du pire », note R.V. Joule, qui cite l’exemple de E = MC2 qui a permis à Robert Oppenheimer d’imaginer la bombe atomique : « Pour autant, on ne va pas jeter la formule au panier. »

De même, on peut mettre les techniques de manipulation au service des industriels du tabac pour leur permettre de faire en sorte que nos enfants deviennent fumeurs, mais aussi pour des actions de prévention du tabagisme. « La technique de manipulation devient bonne en fonction de l’objet même qu’elle vise », explique Nicolas Guéguen, professeur de psychologie sociale à l’université de Bretagne-Sud et auteur de Psychologie de la persuasion et de la soumission 2. Pour obtenir des cadeaux pour les enfants du Secours populaire, il a proposé aux solliciteurs de porter un T-shirt portant l’inscription « Même une simple bille le rendra heureux ». Ce qui a augmenté les dons de 70 %. « C’est une vieille technique de manipulation, indique-t-il, mais on m’a dit qu’après tout ça n’en est pas vraiment une. Si j’avais utilisé une technique de ce genre pour prendre des sous à une mamie et lui faire acheter un grand cru alors qu’elle ne boit jamais de vin, alors là… Pour une cause utile, c’est donc le terme de manipulation qui dérange, pas le procédé. »

Les ultimes scrupules sont écartés par Fabien Girandola, professeur de psychologie sociale à Aix-Marseille université, auteur de Psychologie de la persuasion et de l’engagement 3 : « On se pose toujours des questions éthiques, mais en fin de compte il y a deux options. Soit on ne fait rien et on regarde, soit on essaie de servir une noble cause en mettant le savoir scientifique à disposition de la communauté. Quand on travaille avec les médecins hygiénistes pour limiter les infections nosocomiales, ils sont attentifs à l’éthique mais ne se posent guère la question vu l’urgence : ils nous demandent comment modifier le comportement du personnel soignant pour qu’il se vaccine et se lave les mains. Il y a des vies humaines à sauver, point à la ligne. »