À l’heure où l’humanité vit au rythme de la culture-monde, où un fait isolé peut l’affecter tout entière, l’histoire semble peser peu de poids face à une véritable dilatation du présent. Le passé peut paraître lointain. Les vingt-six historiens réunis dans cet ouvrage mettent en œuvre une manière singulière de le faire revivre : par le rappel des émotions soulevées lors d’événements internationaux des XIXe et XXe siècles. Au fil de contributions qui décrivent la débâcle de la campagne de Russie (1812) ou dévoilent les coulisses de la déclaration Schuman (1950), ce regard porté sur les émotions, qu’elles soient contemporaines des faits ou fixées dans les mémoires, fait apparaître ressemblances et différences. La mémoire d’Auschwitz, à la fois identitaire et internationalisée, sur laquelle s’appuient encore de nombreux discours politiques, situe l’émotion au croisement du privé et du public, de l’intime et du récit collectif. Mais les émotions ont été aussi très souvent instrumentalisées, nourries, quitte à exagérer la réalité. Ce fut le cas de la réaction unanime des puissances européennes lors du siège des légations étrangères à Pékin (1900), aux intérêts divergents, mais tout à coup solidaires contre la menace chinoise pesant sur leurs ressortissants. Les émotions ont pu aussi être volontairement dissimulées, comme lors de la répression du soulèvement de mai 1967 aux Antilles. Ainsi se donne à voir toute l’ambiguïté de ce matériau qu’est l’émotion, entre authenticité et fabrication. Quoique toujours partie prenante de la réalité historique, l’émotion doit être manipulée avec précaution par l’historien : rappeler les turbulences passées de la construction européenne peut aider à relativiser les passions europhobes d’aujourd’hui. Réactiver inlassablement l’indignation suscitée par les accords de Munich est plus risqué.
Mémoires et émotions
Mémoires et émotions . Au cœur de l’histoire des relations internationales . Antoine Marès et Marie-Pierre Rey (dir.), Publications de la Sorbonne, 2014, 336 p., 35 €.