En plus de cinquante ans de carrière, l’historien Michel Winock a publié quasiment autant de livres explorant la trajectoire politique et culturelle de la France depuis la Révolution : des récits consacrés à des périodes marquantes, des essais sur les générations d’intellectuels ou l’antisémitisme en France, des biographies de politiques ou d’écrivains… ainsi que de nombreux articles, notamment pour la revue Esprit, dont ce professeur émérite à l’IEP-Paris fut le biographe, et le magazine L’Histoire, qu’il cofonda en 1978. Mais avant cela, il avait déjà pris l’habitude de jeter sur le papier, dès l’adolescence, des notes sur son quotidien : deux volumes de son journal, consacrés aux années 1958-1995, ont depuis été publiés par les éditions Thierry Marchaisse. Des souvenirs qui lui ont servi de base lors de l’écriture de Jours anciens (Gallimard), paru à la fin de l’année dernière. À 84 ans, il y retrace son adolescence et son entrée dans l’âge adulte, de la mort de son père en 1945 à la prise de conscience de sa vocation d’historien lors de ses études à la Sorbonne en 1957. Un récit sur fond de reconstruction de la France dans l’après-guerre qui pose en filigrane une question très actuelle : à quoi cela ressemble-t-il de grandir dans un monde en plein bouleversement ?
Qu’est-ce qui vous a poussé à revenir sur votre jeunesse ?
En 2003, j’ai écrit un livre, Jeanne et les siens, qui racontaient l’histoire de ma famille et m’avait été inspiré par le journal intime que mon frère aîné, Marcel, avait tenu entre 1939 et sa mort de la tuberculose en 1944. Ce livre a eu du succès et plusieurs éditeurs m’ont demandé de livrer ma propre histoire. La deuxième raison, je dirais que c’est l’âge. Quand on a passé 80 ans, on se demande, avant que cela soit fini : d’où est-ce que je viens ? Qui suis-je exactement ? Et on a envie de transmettre à ses descendants une image de soi-même qui ne soit pas celle des dix ou vingt dernières années mais qui récapitule l’ensemble d’une vie.
Quel est votre rapport à l’« egohistoire », l’analyse par l’historien de son propre parcours ?
Je n’ai jamais été contre cette idée de faire sa propre histoire, à condition, comme toujours, de vérifier ses sources et de préciser le contexte historique dans lequel on s’inscrit. Il se trouve que l’expression a été inventée par Pierre Nora qui, dans la préface de ses Essais d’ego-histoire (1987), me cite en quelque sorte comme un pionnier : dans mon livre La République se meurt. 1956-1958 (1978), je dis « je » parce que j’ai vécu ces événements, moins comme un acteur que comme témoin, comme un passant qui regarde et qui écoute. J’ai donc commencé l’egohistoire très tôt avec ce livre mais je dirais que l’ego était quand même minimal. Jours anciens, c’est de l’egohistoire d’une autre manière, avant tout autobiographique mais avec le souci de toujours resituer mon récit dans le contexte social, culturel et historique des années 1945-1957.
Dans Jeanne et les siens, vous écriviez que « la vie des individus est souvent à contre-courant de l’évolution générale décrite par les manuels d’histoire ». Votre parcours ne montre-t-il pas l’inverse ?