« La direction a annoncé l'accord qu'elle va signer avec la Cfdt et FO sur les 35 heures. Alors déjà, ils (les travailleurs) ont appris qu'ils étaient en fait à 36h30, vu qu'il y a une demi-heure de temps de pause par jour. Tu ne comprends pas ? 5 fois 30 minutes, ça fait 2h30. 39 heures moins 2h30 égale 36h30. Et donc il ne reste plus qu'à réduire le temps de travail d'une heure et demie par semaine pour arriver à 35 heures. Cela sera mis en place le vendredi. En contrepartie, la direction bloque les salaires pendant un an. » 1 Cette situation, sortie de l'imagination d'un romancier, nous plonge pourtant bel et bien au coeur des débats sur la réduction du temps de travail (Rtt). Car débattre des 35 heures dans un établissement, c'est en premier lieu compter le temps pendant lequel les employés sont astreints sur leur lieu de travail : temps de travail effectif mais aussi temps d'habillage et de pause « casse-croûte » quand on travaille en usine. Or, la loi Aubry de janvier 1999 a exclu ces derniers moments du temps de travail légal et ce faisant, les nouveaux contours de la durée du travail sont entrés en contradiction avec des définitions conventionnelles négociées dans certaines entreprises. Comme par exemple chez Toyota, à Valenciennes 2. L'accord signé en décembre 1999 a retiré les temps de pause et de repas (environ 45 minutes par jour), ainsi que cinq minutes de « communication » à chaque prise de poste. De plus, les lois Aubry ont entériné l'annualisation du temps de travail. Le nombre d'heures de travail maximal est désormais fixé à 1 600 par an, la moyenne hebdomadaire devant être de 35 heures. Autrement dit, autour de cette durée moyenne, des fluctuations journalières, hebdomadaires, mensuelles ou annuelles sont négociables entreprise par entreprise ou branche par branche. Chez Toyota, la durée journalière du travail a été rendue variable avec une amplitude d'une heure maximum (période dite d'« overtime ») rétribuée avec un supplément de 50 % du salaire horaire. Au final, dénonce un représentant syndical de l'usine, le temps de présence n'est pas de 35 heures mais de 39 heures 10. Cet exemple est-il anecdotique ? D'après une enquête du ministère du Travail (Dares) 3, le nombre de salariés concernés par un système de modulation d'horaires n'est pas quantité négligeable puisque ce sont plus du tiers des actifs occupés qui n'ont pas la même durée de travail chaque jour ou chaque semaine. De plus, le temps n'est pas comptabilisé de la même façon selon les catégories de personnel. Les cadres travaillent souvent plus au forfait qu'à l'heure et ils effectuent souvent largement plus que 35 heures par semaine. Toujours selon la Darès, pour plus de 40 % d'entre eux, la durée effective du travail est supérieure à la durée prévue et sans compensation. Un récent sondage réalisé par le syndicat CFE-CGC confirme cet état de fait : le quart des cadres interwievés a affirmé « subir des semaines de travail de plus de 50 heures » 4.
Tous ces éléments sur le temps et sa comptabilisation sont cruciaux car ils se situent au carrefour de divers intérêts. D'un côté, les entreprises voient dans la Rtt l'occasion de mettre en adéquation les fluctuations de la demande de biens ou de services et l'offre qu'ils proposent : moins de travail en période creuse et inversement. De l'autre côté, les employés voient dans la Rtt l'opportunité de gagner du temps libre. Et c'est encore sans compter avec les intérêts de l'Etat, locomotive de la Rtt depuis les lois du Front populaire en 1936 jusqu'aux lois Aubry. Avec une certaine constance la Rtt a été utilisée comme un outil de lutte contre le chômage (avec l'idée sous-jacente de partage du travail) et d'émancipation des citoyens (le travail n'est pas la seule valeur sociale). Aujourd'hui, quel bilan peut-on dresser des 35 heures ? Les employeurs, les salariés et l'Etat en sont-ils satisfaits ? A partir des résultats de récentes enquêtes, il est possible de lever un coin du voile pour savoir si moins de travail signifie plus de bonheur pour tous.
De l'ARTT à la RTT
Tournons-nous tout d'abord vers les chefs d'entreprise. Quelles étaient leurs revendications lors des négociations tripartites (Etat, syndicats, patrons) antérieures aux lois Aubry ? Leurs organisations semblaient alors prêtes à ne pas rejeter d'un bloc la réduction du temps de travail si et seulement si l'aménagement lui était couplé (Artt) 5. La modulation des horaires, l'annualisation et la réorganisation du travail étaient autant de déclinaisons fonctionnelles de leur nouveau cheval de bataille : la flexibilité. Car à partir des années 80, les chefs d'entreprise vont poursuivre des objectifs calqués sur le « modèle japonais » : stocks zéro, compression des délais, réactivité maximale face aux fluctuations de la demande, etc. Ils sont convaincus que l'accroissement de la compétitivité passe par cette flexibilité des méthodes de production. Le passage aux 35 heures a-t-il réellement été favorable à ce changement ? C'est certain, selon le dernier rapport de la Dares : « En 1994, 8 % des entreprises de dix salariés et plus déclaraient avoir négocié un accord de modulation, et seulement 4 % l'avoir mis en oeuvre. Les lois de réduction du temps de travail lui donnent une nouvelle et forte impulsion puisque dès la fin 1999, la flexibilité du temps de travail s'étend rapidement avec 23 % d'entreprises ayant négocié un accord de modulation et 20 % l'ayant appliqué ». Dans les industries, la Rtt va de pair avec un aménagement. Elle s'accompagne aussi d'une intensification du travail pour tous les personnels... Ce sont les chefs d'entreprise qui l'affirment. La moitié des dirigeants de Pme interrogés lors d'un sondage reconnaissent que leurs salariés vont devoir dans ce nouveau cadre légal travailler plus (diminution du temps de travail mais pas nécessairement, ni mécaniquement diminution de la charge de travail des salariés) 6. En d'autres termes, il s'agit de faire en 35 heures ce que l'on faisait jadis en 39. Impossible ? Pas vraiment, selon l'économiste Christine Gavini 7, si on recalcule le temps de travail effectif en excluant des temps de pause, si on augmente les cadences et si, lorsqu'on est cadre, on ne compte pas ses heures puisqu'on travaille au forfait. On peut aussi « faire mieux » si on joue la carte de la polyvalence et de l'autonomisation des employés. Autant d'éléments qui, du point de vue des employeurs, accroît la productivité du facteur travail et, de facto, les performances de l'entreprise.