Emmanuel Le Roy Ladurie l'annonce dès l'avant-propos de son livre : il garde une certaine tendresse pour le monde « où vivaient les rustres du soi-disant bon vieux temps ». Les paysans du Languedoc avaient déjà fait l'objet de sa thèse, et les campagnes françaises du Moyen Age et des Temps modernes sont restées pour lui un centre d'intérêt tout au long de sa carrière. Mais Montaillou gardera certainement un statut à part dans son oeuvre. Publié en 1975, le livre sera vendu à plus de deux millions d'exemplaires, emportant l'enthousiasme non seulement de la communauté des historiens de l'époque, mais aussi celui du grand public...
Quels furent donc les ingrédients d'un tel succès ? D'une part, Montaillou s'inscrit dans l'histoire des mentalités qui se développe dans les années 60 et qui s'attache à décrire le quotidien matériel, mais aussi les croyances et les représentations des hommes du passé. L'histoire se fait alors plus humaine, propre à satisfaire l'engouement de tout un chacun pour nos bons vieux ancêtres. D'autre part, l'ouvrage est servi par le talent de deux auteurs : celui bien sûr d'E. Le Roy Ladurie qui, à travers cette monographie d'un petit village de haute Ariège de quelque 250 âmes, nous immerge, par un style direct et souvent teinté d'humour, dans les activités, les conversations, les querelles, les roueries et les trahisons, les amitiés et les amours... de ces montagnards, villageois ou pâtres nomades, auxquels il finit par nous attacher.
Mais, le scénario dont E. Le Roy Ladurie se fait le metteur en scène a été écrit, en fait, six siècles plus tôt par une escouade de scribes et notaires, chargés de transcrire minutieusement les interrogatoires de l'évêque de Pamiers (diocèse dont relève Montaillou). Cet évêque, en la personne du sieur Jacques Fournier, n'est pas, loin s'en faut, un personnage ordinaire. Connu pour son érudition et sa rigueur dogmatique, il deviendra en 1334 pape à Avignon sous le nom de Benoît XII. Entre 1290 et 1320, à Pamiers, il se charge de traquer les hérétiques et autres déviants, en collaboration avec le tribunal d'Inquisition de Carcassonne, tenu par les moines dominicains. Le texte de J. Fournier, dont l'intégral en latin séjourne toujours dans la bibliothèque vaticane, constitue, pour E. Le Roy Ladurie, « l'un des monuments de la littérature occitane ». Tout à la fois « ethnographe et policier », le pointilleux J. Fournier n'omet de se faire préciser aucun détail. « Sorte de Maigret obsessif et compulsif », il déploie une énergie démoniaque dans ses interrogatoires. Il torturait peu, mais, comme le disent les bergers, avait une habileté incomparable à « faire jaillir les agnelles » (à accoucher la vérité).
« Terre promise de l'erreur », le comté de Foix reste pendant le xiiie siècle une terre où « pullule » l'hérésie cathare (appelée aussi dans cette région, albigeoise). Après la tristement célèbre croisade menée à partir de 1208 à l'initiative du pape et du roi de France, et la chute retentissante de Montségur en 1244, l'Inquisition ne cessera d'y exercer sa répression implacable (port de signes stigmatisants - des croix jaunes cousues sur le vêtement à Montaillou -, torture, emprisonnement et confiscation des biens, bûcher pour les relaps). En fait, à l'époque des interrogatoires de J. Fournier, l'hérésie albigeoise a largement été détruite par le zèle des inquisiteurs, la répression policière et la propagande des moines mendiants. Au début du xive siècle, elle a « cessé d'être un phénomène urbain et nobiliaire ». Elle s'est repliée en haute Ariège vers le peuple montagnard des paysans, où elle ne fait guère que son « baroud d'honneur ». Montaillou, où la croyance hérétique concerne, de près ou de loin, la majeure partie des villageois, constitue en cela un cas exceptionnel et « le terreau social sur lequel l'hérésie a pu connaître une dernière efflorescence, tout en servant pour nous de révélateur quant aux mentalités d'un groupe agreste ».