Sciences Humaines : Dans votre dernier ouvrage, vous avancez l'idée que le développement des premières formes de pouvoir étatique et en particulier despotique est étroitement lié à l'existence d'un type de relation sociale rarement étudié : la dépendance personnelle. Quelle est la portée historique de cette idée ?
Alain Testart : Il existe, bien sûr, un certain nombre de théories classiques sur l'émergence de l'Etat : elles font appel à des dé- terminismes environnementaux, économico-sociaux (la lutte des classes), technico-politiques (les royautés hydrauliques), ou encore religieux (la royauté sacrée). Je les trouve insuffisantes. La proposition que je fais s'appuie sur la mise en évidence de ce que j'appelle des relations de « fidélité personnelle ». J'entends par là des rapports sociaux qui se jouent par-delà les systèmes et les fonctions, et qui sont tels qu'un homme se déclare le fidèle d'un autre, le sert en tant que tel et lui est entièrement dévoué. Le vassal de notre féodalité, qui jurait fidélité à son seigneur, en est un bon exemple. Mais si ce phénomène est bien connu pour notre Moyen Age, on ignore en général son importance dans d'autres types de sociétés, en d'autres lieux et pour d'autres époques. Ces relations personnelles m'apparaissent au contraire comme fondamentales à la fois dans grand nombre de sociétés étatiques et même dans des sociétés non étatiques. Je pense que c'est parce que l'anthropologie a jusqu'à présent accordé trop d'importance à la parenté qu'elle a négligé d'étudier ces relations.
En quoi est-ce lié au phénomène des « morts d'accompagnement », qui occupe toute la première moitié de votre ouvrage ?
Mon enquête a pour point de départ l'étude des morts d'accompagnement, c'est-à-dire de ces gens que l'on tue - ou qui se suicident - à l'occasion de la mort d'un autre, et que l'on place souvent dans la même tombe pour accompagner le défunt dans l'au-delà. Nous avons de nombreux témoignages de cette pratique, aussi bien historiques qu'ethnographiques, ou archéologiques. L'exemple le plus connu est celui que donne Hérodote, l'historien grec du ve siècle av. J.-C., à propos des Scythes, l'ancien peuple des plaines ukrainiennes : il décrit comment leur roi était enterré avec des dizaines de ses serviteurs les plus proches (concubines, palefreniers, etc.), que l'on étranglait, ainsi qu'avec ses chevaux. Depuis, l'archéologie a montré que cette pratique existait aussi pour des personnages de bien moindre importance.