Nietzsche : le médecin-philosophe

Pourfendeur du christianisme, de la morale débilitante et de tout idéalisme, Friedrich Nietzsche laisse une œuvre aussi atypique et protéiforme 
que discutée. Son culte de la vitalité menait-il à la célébration de la force cynique ou à l’ambition, pour l’homme, de se connaître mieux ?

L’histoire de la philosophie est jalonnée de penseurs qui s’efforcent de bâtir des systèmes à la manière d’un édifice. Friedrich Nietzsche, lui, s’évertue à les détruire. « Je suis de la dynamite », écrit-il en 1888 dans son autobiographie Ecce Homo. Intransigeante, déroutante, éclatée, la pensée de Nietzsche récuse tous les fondements de la philosophie traditionnelle en une « grande déclaration de guerre ». Déterminé à débusquer et à démanteler, à grands coups de marteau, les préjugés et les « arrière-plans » moraux, religieux et métaphysiques logés au cœur de la pensée occidentale depuis Platon, Nietzsche va jauger toute construction théorique à l’école de la méfiance. Subversif et dédaigneux, il pousse la philosophie à se soupçonner elle-même, lui faisant éprouver ses propres failles. Ses textes, obscurs, ambigus, parfois contradictoires se dérobent à une lecture explicative classique, se proposant davantage comme une expérience interprétative et métaphorique, à la limite de la poésie et du chant. Aussi l’œuvre de Nietzsche ne délivre-t-elle pas de message explicite et transparent, viciée dès son époque par une multitude de détracteurs. De Nietzsche, on a tout dit. Vulgarisé tantôt comme un banal immoraliste, tantôt comme un dangereux apologiste de la violence ou de l’eugénisme, Nietzsche porte le poids d’une légende qui n’en finit pas, aujourd’hui encore, d’être commentée. Malade, solitaire, aigri et méprisé par ses contemporains, c’est pourtant au nom de la « vie » et de la « grande santé »de celui qui est capable de jouir sans entraves qu’il consacrera son travail de médecin-philosophe.

 

Passions et pulsions

Car le marteau de Nietzsche n’est pas une force brutale et aveugle qui détruit. Il est celui du sculpteur qui invente et donne forme autant que celui du médecin qui ausculte les idoles, en interprète le son et en diagnostique la maladie : « J’en suis encore à attendre la venue d’un philosophe-médecin, au sens exceptionnel de ce terme, dont la tâche consistera à étudier le problème de la santé globale d’un peuple, d’une époque, d’une race, de l’humanité. »

Né le 15 octobre 1844, à Röcken, près de Leipzig, Friedrich Wilhelm Nietzsche est issu d’une lignée de pasteurs luthériens. Il n’a que 5 ans lorsque son père décède d’un « ramollissement cérébral ». Cet événement le marquera toute sa vie, intimement convaincu qu’il est lui-même victime d’une fatalité héréditaire qui serait à l’origine de son propre état maladif. Élevé par sa mère et sa sœur Elisabeth, Nietzsche est un enfant prodige. Talentueux improvisateur au piano, il nourrit une passion pour la musique qui demeurera un ressort fondamental de son questionnement philosophique : « Sans la musique, la vie serait une erreur. »

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Adolescent surdoué, il obtient une bourse qui lui permet d’intégrer le prestigieux collège de Pforta. L’éducation dispensée y est religieuse, austère, et Nietzsche, bien loin du grand détracteur du christianisme qu’il se révélera être à l’âge adulte, fait preuve d’une étonnante obéissance. Mais alors qu’il se destine au pastorat comme son père, Nietzsche abandonne la théologie pour poursuivre des études supérieures de philologie. Ce moment est décisif dans son parcours intellectuel, celui où déjà fasciné depuis l’adolescence par la littérature classique, Nietzsche a l’intuition d’un projet philosophique : régénérer la culture occidentale moderne par la réappropriation de la culture grecque.

Ainsi est publié en 1872 La Naissance de la tragédie, œuvre dédiée à son ami le compositeur Richard Wagner, en lequel Nietzsche voit l’incarnation parfaite du « soubassement dionysiaque du monde », celle d’une affirmation universelle et primitive de la vie. Pour Nietzsche, Dionysos est le symbole de la vie, entendue force pulsionnelle et créatrice. À travers le culte dionysiaque, on célèbre les passions et les pulsions qui font vibrer les êtres.

Les divinités grecques ont été remplacées par un Dieu chrétien, triste et austère, qui déteste les passions charnelles, condamne les excès, refoule le désir au profit d’un idéal ascétique de pureté. Symbole de l’instinct primitif et des passions, Dionysos s’oppose, dans l’histoire de l’art, à la figure d’Apollon, chantre de la raison et de l’ordre. Nietzsche voit alors dans cette opposition l’essence même de l’être. La vie est puissance de création et de destruction. Elle est un conflit permanent de forces qui s’opposent. Elle est, comme l’écrit Héraclite, polemos, c’est-à-dire un état de guerre. Alors qu’il méprise la production philosophique allemande de son époque où s’affrontent les défenseurs de Georg Hegel, de Johann Fichte et de Friedrich Schelling, Nietzsche est fasciné par l’œuvre du penseur allemand Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et comme représentation. Pour Schopenhauer, le fond de toute vie se caractérise par la souffrance. La vie est tragique, c’est-à-dire injustifiable, dénuée de sens et d’intérêt. Mais alors que le pessimisme de Schopenhauer le mène à un nihilisme destructeur qui prône l’extinction de la volonté, Nietzsche veut pousser plus loin la question du tragique. Il se rend compte que le nihilisme de Schopenhauer a précisément mené les hommes à discréditer la vie au nom de valeurs supérieures qu’il nomme « les arrière-mondes ». Le courant pessimiste n’apparaît, dès lors, plus aux yeux de Nietzsche comme une pensée audacieuse mais comme la ruse d’un idéalisme caché en quête de consolation. De Schopenhauer, Nietzsche ne gardera que la considération du caractère irrationnel de l’existence, l’opposant radicalement aux grands systèmes rationalistes. Le nihilisme ainsi exposé apparaît à ses yeux comme la grande maladie de la culture moderne qu’il s’agit de combattre en détrônant toutes les valeurs supérieures au nom desquelles l’homme moderne déprécie la vie. Et la première cible à laquelle s’attaque Nietzsche est, en toute logique, le père de l’idéalisme philosophique, Platon.