La lenteur de la réception de l’œuvre de Norbert Elias fait figure de légende dans l’histoire des sciences de l’homme et de la société. Sa thèse sur la société de cour et son premier grand livre sur le « processus de civilisation » n’ont été introduits en librairie que plus de trente ans après leur rédaction ; et il ne fut reconnu comme l’un des plus grands sociologues qu’après sa retraite, au terme d’une carrière universitaire pour le moins erratique.
Multiplicité des sujets, pluralité des disciplines
Il faut dire que la place d’Elias dans l’histoire intellectuelle n’est pas facile à cerner. Une première raison en est sa longévité : né en Allemagne en 1897, mort aux Pays-Bas en 1990, il a traversé plusieurs époques de la pensée moderne. Après des études de médecine et de philosophie, il se forma à la sociologie allemande, dominée par l’influence de Max Weber, puis, après avoir fui l’Allemagne nazie, ne put enseigner la sociologie, en Angleterre, qu’à presque 60 ans. Et s’il publia essentiellement en allemand, il lui fallut apprendre à écrire aussi en anglais.
En outre, son œuvre résiste aux catégorisations immédiates : par l’originalité et la multiplicité de ses sujets, tout d’abord (des manières de table au football, de l’architecture à l’histoire économique, des institutions politiques aux professions navales, des rapports entre les sexes à la musique, des émotions à la mort) ; et par la pluralité des disciplines concernées, excédant les frontières de la sociologie pour englober l’histoire, la psychologie voire la psychanalyse, l’anthropologie, la science politique.
Si la sociologie est sa discipline principale, ce fut une sociologie ancrée dans la tradition savante du 19e siècle, antérieure à l’invention des méthodes statistiques et des sondages d’opinion, ainsi qu’aux enregistreurs permettant de développer les méthodes qualitatives basées sur les entretiens. Comme M. Weber une génération avant lui, Elias a surtout utilisé les bibliothèques, avec toutefois cette remarquable liberté intellectuelle qui lui ouvrit la voie de ces matériaux triviaux, donc dédaignés par la tradition savante, tels que recueils de savoir-vivre et manuels d’étiquette. Toutefois, contrairement à une certaine tendance de la sociologie encore très présente en Allemagne, Elias n’a jamais visé les grandes constructions théoriques prétendant rendre compte de « la société » en général : il s’est toujours attaché, y compris dans ses dégagements les plus généraux ou les plus abstraits, à des objets précisément situés dans l’espace et dans le temps, par exemple la société française d’Ancien Régime entre la fin du Moyen Âge et la Révolution française – telle société donc, et non pas « la » société. Cette conjonction des deux niveaux de réflexion, empirique et théorique, est l’un des plus grands atouts de la pensée d’Elias.
Des thématiques touchant toutes les sciences sociales
Parallèlement à la sociologie, l’histoire est aussi convoquée : refusant le « retrait des sociologues dans le présent », selon le titre de l’un de ses articles-manifestes, il n’a jamais hésité à remonter loin dans le passé de la société occidentale. Voilà qui a pu l’éloigner de ses collègues sociologues, peu habitués à ces audacieuses incursions dans la « longue durée », tout en lui valant l’intérêt prioritaire des historiens – ceux du moins qui, héritiers de l’école des Annales, ne limitent pas leur discipline à une historiographie événementielle. Mais ce fut encore une source de malentendus dans la réception de son œuvre, parfois assimilée à de l’histoire « amusante », c’est-à-dire journalistique.
La science politique est aussi concernée par certains aspects de ses travaux, relatifs aux changements dans la structure des pouvoirs et, notamment, au rôle de l’État face aux différentes formes de violence. Les anthropologues y ont également trouvé des thématiques intéressant leur discipline, à travers l’évolution des sociétés et la possible universalisation des traits propres à la société occidentale. Les psychologues et psychanalystes ont pu aussi s’inspirer de sa théorie de l’autocontrôle croissant des affects et de son effet tant sur les mœurs que sur le psychisme individuel. Quant aux philosophes, ils peuvent reconnaître quelques thèmes philosophiques majeurs dans cette pensée des processus plutôt que des états stabilisés, des déplacements plutôt que des catégories, des relations plutôt que des statuts, qui ont permis à Elias de porter un regard totalement renouvelé sur des sujets aussi philosophiquement investis que le rôle de la symbolisation dans le processus d’humanisation (théorie des symboles).