Les émeutes de novembre 2005 sont venues raviver les constats et les analyses les plus sombres sur le sort que la société française réserve à ses banlieues populaires. Un terme en particulier a pris du poids : « ghetto », charriant avec lui l’idée d’une « américanisation » de la société qui reléguerait ses pauvres et ses immigrés sur des territoires qui, abandonnés par la République, se replieraient sur eux-mêmes et concentreraient les difficultés de tous ordres : discriminations, chômage, insécurité…
Mais ce terme éclaire-t-il vraiment la situation ? C’est ce dont doutent deux ouvrages qui remettent en cause, de manières diamétralement opposées, la vision ordinaire des rapports de la société française à ses banlieues.
Premier argument : parler de ghettos à propos de « quelques centaines de quartiers dûment répertoriés » est trompeur parce c’est la société tout entière qui se ghettoïse. C’est en tout cas la conviction de l’économiste Eric Maurin, développée dans un petit livre à gros succès, Le Ghetto français (Seuil, 2004). A partir d’une enquête de l’Insee sur l’emploi, construite sur des échantillons représentatifs de petits voisinages (30 à 40 logements adjacents), il montre l’extrême homogénéité de ces « grappes » de logements, et ce à tous les niveaux de la société. Les pauvres côtoient les pauvres, évidemment, mais ce sont aussi les plus riches qui s’installent près des riches dans les quartiers huppés, les classes moyennes qui évitent les classes populaires… Principale raison : le lieu d’habitation, en conditionnant les interactions que chacun peut avoir avec les autres au quotidien, pèse de tout son poids sur l’avenir que chacun peut espérer, notamment les enfants. Cela joue en particulier au niveau des écoles, dont les mieux lotis cherchent à s’assurer la « bonne » composition sociale – en évitant en particulier les établissements placés en zep. Bref, selon E. Maurin, nous sommes dans une société de l’évitement généralisé, où chaque groupe social « s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés ».
Autre question : comment améliorer la situation ? Pour L. Wacquant, le problème étant avant tout celui de la précarisation du salariat et de la rétractation de l’Etat social, il plaide à la fin de son ouvrage, mais sans développer le propos, l’instauration d’un revenu minimum inconditionnel et de droits universels (santé, logement, formation…) découplés de la condition salariale. E. Maurin, lui, rejoint en partie les analyses du sociologue Jacques Donzelot (Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Seuil, 2006) et suggère, en s’appuyant notamment sur des expériences américaines, de ne plus cibler des territoires (comme le font les zep ou les zones franches, par exemple), mais d’aider les individus, et notamment les plus jeunes, dans leur formation et leur mobilité. Au-delà, les auteurs font un sort à la notion de « mixité sociale », mot d’ordre omniprésent en France mais inopérant (parce qu’on ne saurait la décréter, parce qu’elle vise toujours à attirer les classes moyennes dans les quartiers populaires et jamais l’inverse…), indiquant par là que ce sont sans doute les principes, les méthodes et les objectifs de toute politique de la ville qui sont à revoir de fond en comble.
Pas de trace de politique en revanche pour Sebastian Roché. Dans Le Frisson de l’émeute (Seuil, 2006), relisant les événements, il montre qu’ils n’offrent aucun indice permettant une telle interprétation : aucun mot d’ordre n’a été articulé, aucune demande de reconnaissance formulée, la violence n’est à aucun moment « dosée » et, de plus, n’est pas tournée vers des lieux de pouvoir mais vers les cibles les plus aisément accessibles : les voitures. En revanche, il estime que la situation de « fracture ethnique » et la mauvaise organisation de la police ont largement contribué à l’embrasement.
Pour Gérard Mauger enfin, on a eu affaire à une révolte « protopolitique » (L’Emeute de novembre 2005, Le Croquant, 2006). Reconnaissant le silence des acteurs, il passe en revue les différentes interprétations et entreprises d’habilitation ou de disqualification politiques qui se sont faites jour (« l’émeute de papier »). Selon lui, les émeutiers ont emprunté un « registre d’action collective ancien (...) antérieur à toute entreprise “moderne” de mise en forme politique ». Mais il n’en reste pas moins que « du point de vue de son déclenchement et de son motif initial », mais aussi « du point de vue de l’identité sociale et des pratiques des émeutiers », l’émeute de novembre 2005 « ne saurait être rejetée dans la délinquance pure et simple ou l’insignifiance ». Ce qui laisse des questions ouvertes pour l’avenir : « Comment rapprocher les porte-parole politiques des couches populaires ? Comment reconstituer et unifier un mouvement populaire capable d’inclure ses outsiders ? »
Mais ce terme éclaire-t-il vraiment la situation ? C’est ce dont doutent deux ouvrages qui remettent en cause, de manières diamétralement opposées, la vision ordinaire des rapports de la société française à ses banlieues.
Premier argument : parler de ghettos à propos de « quelques centaines de quartiers dûment répertoriés » est trompeur parce c’est la société tout entière qui se ghettoïse. C’est en tout cas la conviction de l’économiste Eric Maurin, développée dans un petit livre à gros succès, Le Ghetto français (Seuil, 2004). A partir d’une enquête de l’Insee sur l’emploi, construite sur des échantillons représentatifs de petits voisinages (30 à 40 logements adjacents), il montre l’extrême homogénéité de ces « grappes » de logements, et ce à tous les niveaux de la société. Les pauvres côtoient les pauvres, évidemment, mais ce sont aussi les plus riches qui s’installent près des riches dans les quartiers huppés, les classes moyennes qui évitent les classes populaires… Principale raison : le lieu d’habitation, en conditionnant les interactions que chacun peut avoir avec les autres au quotidien, pèse de tout son poids sur l’avenir que chacun peut espérer, notamment les enfants. Cela joue en particulier au niveau des écoles, dont les mieux lotis cherchent à s’assurer la « bonne » composition sociale – en évitant en particulier les établissements placés en zep. Bref, selon E. Maurin, nous sommes dans une société de l’évitement généralisé, où chaque groupe social « s’évertue à fuir ou à contourner le groupe immédiatement inférieur dans l’échelle des difficultés ».
Une institution à double face
Un diagnostic qui énerve au plus au point le sociologue Loïc Wacquant, qui reproche notamment à E. Maurin son usage « incohérent » du terme « ghetto », la confusion qu’il opère entre différenciation, ségrégation, inégalités et mobilité spatiales, ou encore le fait qu’il présente la constitution de quartiers de riches comme un phénomène nouveau et inquiétant alors qu’il existe depuis presque un siècle. Dans son ouvrage Parias urbains (La Découverte, 2006), il compare systématiquement des ghettos américains et des banlieues populaires françaises, et réfute d’une tout autre manière l’équation banlieue = ghetto. Pour lui, elle est absurde parce que les banlieues françaises sont, du point de vue de leur structure et de leur fonctionnement, l’antithèse des ghettos américains. Alors que ces derniers fonctionnent sur des critères de « race », la ségrégation française se fait avant tout sur la base de la position sociale, les banlieues n’étant pas du tout homogènes du point de vue des nationalités qu’elles abritent. On trouve dans le ghetto noir un ensemble d’institutions parallèles spécifiques qui répondent à la désertion de l’Etat et renforcent l’enfermement ; en France, l’Etat est encore présent (même si c’est insuffisamment). Autre différence : alors que le ghetto noir américain s’impose à tous, les habitants des banlieues populaires s’en échappent dès qu’ils s’élèvent socialement. Au-delà de cette comparaison, L. Wacquant entend, à partir de divers exemples historiques, faire du ghetto un véritable concept sociologique, et le définit comme « une institution à double face », à la fois outil de confinement et de contrôle pour les catégories dominantes et instrument d’intégration et de protection pour les catégories dominées, possédant quatre caractéristiques : le stigmate, la contrainte, le confinement spatial et le cloisonnement institutionnel. Une définition exigeante, à laquelle les banlieues françaises sont donc assez loin de se conformer, même si elles en empruntent quelques traits.Autre question : comment améliorer la situation ? Pour L. Wacquant, le problème étant avant tout celui de la précarisation du salariat et de la rétractation de l’Etat social, il plaide à la fin de son ouvrage, mais sans développer le propos, l’instauration d’un revenu minimum inconditionnel et de droits universels (santé, logement, formation…) découplés de la condition salariale. E. Maurin, lui, rejoint en partie les analyses du sociologue Jacques Donzelot (Quand la ville se défait. Quelle politique face à la crise des banlieues ?, Seuil, 2006) et suggère, en s’appuyant notamment sur des expériences américaines, de ne plus cibler des territoires (comme le font les zep ou les zones franches, par exemple), mais d’aider les individus, et notamment les plus jeunes, dans leur formation et leur mobilité. Au-delà, les auteurs font un sort à la notion de « mixité sociale », mot d’ordre omniprésent en France mais inopérant (parce qu’on ne saurait la décréter, parce qu’elle vise toujours à attirer les classes moyennes dans les quartiers populaires et jamais l’inverse…), indiquant par là que ce sont sans doute les principes, les méthodes et les objectifs de toute politique de la ville qui sont à revoir de fond en comble.
Coup de colère ou émeutes politiques
Les sociologues n’auront pas attendu longtemps pour publier les premiers éléments d’analyse des émeutes de novembre 2005. Parmi les nombreuses questions auxquelles les chercheurs ont tenté de répondre, celle du caractère politique de ces émeutes a obtenu des réponses contradictoires.
Pour Laurent Mucchielli par exemple, qui a dirigé avec Véronique Le Goaziou Quand les banlieues brûlent... (La Découverte, 2006), ces émeutes étaient clairement politiques. A partir d’éléments d’enquêtes auprès des émeutiers, de leurs parents notamment, il estime que les jeunes ont exprimé un ras-le-bol des humiliations au quotidien, qu’il s’agisse de l’échec scolaire, des rapports avec la police, du chômage ou encore de l’image négative d’eux-mêmes que leur renvoie la société française. Le caractère violent de cette expression résulte de l’absence de prise en charge de ce ras-le-bol par les organisations politiques, ainsi que de celle de conflit structuré permettant son expression.Pas de trace de politique en revanche pour Sebastian Roché. Dans Le Frisson de l’émeute (Seuil, 2006), relisant les événements, il montre qu’ils n’offrent aucun indice permettant une telle interprétation : aucun mot d’ordre n’a été articulé, aucune demande de reconnaissance formulée, la violence n’est à aucun moment « dosée » et, de plus, n’est pas tournée vers des lieux de pouvoir mais vers les cibles les plus aisément accessibles : les voitures. En revanche, il estime que la situation de « fracture ethnique » et la mauvaise organisation de la police ont largement contribué à l’embrasement.
Pour Gérard Mauger enfin, on a eu affaire à une révolte « protopolitique » (L’Emeute de novembre 2005, Le Croquant, 2006). Reconnaissant le silence des acteurs, il passe en revue les différentes interprétations et entreprises d’habilitation ou de disqualification politiques qui se sont faites jour (« l’émeute de papier »). Selon lui, les émeutiers ont emprunté un « registre d’action collective ancien (...) antérieur à toute entreprise “moderne” de mise en forme politique ». Mais il n’en reste pas moins que « du point de vue de son déclenchement et de son motif initial », mais aussi « du point de vue de l’identité sociale et des pratiques des émeutiers », l’émeute de novembre 2005 « ne saurait être rejetée dans la délinquance pure et simple ou l’insignifiance ». Ce qui laisse des questions ouvertes pour l’avenir : « Comment rapprocher les porte-parole politiques des couches populaires ? Comment reconstituer et unifier un mouvement populaire capable d’inclure ses outsiders ? »