«Nous n'avons pas encore trouvé la bonne école» Entretien avec Marcel Gauchet

La pédagogie a beaucoup évolué depuis les années 1960. Mais elle échoue toujours autant à corriger les déterminismes sociaux. Que faire ?

Existe-t-il un modèle d’éducation français ? Quelles en seraient les spécificités ?

Oui, il existe un modèle français : celui de l’« école républicaine ». Le projet de l’école française est de faire passer la justice sociale par l’école, en créant un contexte d’égalité des chances. C’est ambitieux car il s’agit au fond de neutraliser les effets de l’héritage familial et social. Ce modèle, par ailleurs, est inséparable d’une certaine tension sélective : l’école française est censée dégager une « élite du mérite » susceptible de faire carrière à l’intérieur des strates du système, et ce, indépendamment de son origine sociale. La méritocratie est donc au cœur du système ; c’est ce que l’on appelle « l’élitisme républicain ». Mais ce modèle a très vite été rattrapé par l’imperfection de ses réalisations… Le poids de l’héritage familial et social reste très important. Le malaise actuel de l’école française tient au décalage entre le modèle républicain et les aspirations sociales qui le contredisent.

Dans votre ouvrage 1, vous opposez le modèle de la transmission, focalisé sur les savoirs délivrés par un maître, et le modèle de la connaissance qui s’est développé à partir des années 1970, fondé sur l’activité de l’enfant. Comment cette évolution s’est-elle concrètement traduite dans l’enseignement ?

Elle s’est mal concrétisée ! Notre modèle éducatif butte sur le postulat, naïf, que laisser une plus grande liberté aux enfants en classe est synonyme d’efficacité. Si les élèves sont actifs, cela ne signifie pas qu’ils ont une appétence cognitive surdéveloppée. En dépit de toutes les méthodes mises en œuvre pour les rendre actifs, la majorité des élèves restent passifs. On retrouve une problématique fondamentalement inégalitaire : avec les élèves les plus dotés en capital social, ces méthodes fonctionnent bien. C’est moins le cas avec ceux qui vivent dans une zone socialement dévalorisée et qui rencontrent déjà des difficultés. Avec un modèle individualiste, l’école échoue à corriger quoi que ce soit. Or, je ne crois pas que l’on puisse se passer complètement de l’égalité des chances sans consentir purement et simplement à une société du marché.