Qu'est-ce que devenir un homme aujourd'hui ? Les recherches sur les jeunes répondent plus souvent à cette question sous l'angle de l'âge que du genre. Or, pour être totalement homme, il faut non seulement être reconnu différent de l'enfant et de l'adolescent, mais encore et surtout de la fille et de la femme. Des modèles univoques ont longtemps servi de repères incontournables, facilitant la construction de l'identité de genre. Aujourd'hui, ce n'est plus le cas. Signe des temps, les questions du masculin en crise s'imposent comme jamais. Cette crise est souvent décrite comme le fruit d'une dissolution des repères masculins 1, ou comme l'effet d'une prise de pouvoir des femmes 2. Une troisième interprétation souligne le fait que, loin d'être le fruit d'une carence de modèles, le trouble identitaire provient au contraire de la profusion et de la difficulté à gérer des normes contradictoires dans une société pluraliste.
Ce n'est pas l'absence de modèles masculins, mais leur multiplicité qui menace les jeunes dans leur construction identitaire. Quand cohabitent dans une même culture des figures célébrant l'androgynie et « l'effémination » (Florent Pagny, Leonardo di Caprio), avec d'autres symbolisant la virilité triomphante (Bruce Willis, Eric Cantonna), on comprend que les choix identificatoires soient plus problématiques qu'aux temps, pas si lointains, où John Wayne et Lino Ventura offraient des images concordantes de ce que doit être un homme. C'est bien parce qu'elles varient en fonction des milieux et des cultures qu'une sociologie des normes de virilité est possible.
Nous avons réalisé une enquête auprès d'un échantillon de 1 511 jeunes âgés de 17 à 23 ans (comportant 750 filles et 761 garçons en lycée, en lycée professionnel, à l'université ou sur le marché de l'emploi). Il apparaît qu'il n'y a pas chez les jeunes de consensus sur les valeurs en matière de virilité. Etre viril n'a pas le même sens pour ceux des cités, pour ceux de culture populaire traditionnelle ou encore pour ceux de bonnes familles. Les oppositions se complexifient quand viennent se rajouter des différences d'origine culturelle (maghrébine, méditerranéenne, nordique), ainsi que les différences de point de vue des filles et des garçons. Plusieurs facteurs se télescopent alors.
Les muscles, la masse et la force
Nous avons demandé aux jeunes de citer trois attributs physiques caractéristiques de la virilité (voir tableau ci-dessous). Les garçons ont une conception relativement homogène de la virilité, puisque les dix critères qu'ils citent le plus fréquemment regroupent 98 % de leurs réponses (contre seulement 68 % chez les filles). Pour les garçons, le muscle, la masse et la force sont les premiers critères importants de virilité et rassemblent 44 % des réponses. Alors que pour les filles, la force et les muscles n'arrivent qu'en quatrième et cinquième positions.
L'image du corps viril offre également quelques différences socialement construites. Pour les jeunes d'origine populaire, le muscle recherché est le muscle utile opposé à la pure apparence et à la figure exécrée du boy's band. Dans des milieux plus favorisés, on ne retrouve guère cette opposition entre investissement de force et investissement de forme. Pour les premiers, se muscler sert à faire peur et à intimider, pour les seconds, à charmer et à séduire.
Ainsi, en milieu populaire et dans les cités, la force reste une source d'autorité sacralisée, car elle constitue in fine l'ultime ressource qui puisse être mise en avant pour se définir. La virilité est alors une assise sur laquelle s'appuyer pour croire en soi. Il s'agit, grâce à sa virilité, d'essayer de s'en sortir individuellement. Arnold Schwarzenegger ou David Douillet représentent pour eux les hommes forts d'aujourd'hui, autant grâce à leurs muscles que parce qu'ils ont réussi leur vie, sont perçus comme des « malins » et gagnent beaucoup d'argent. Les valeurs masculines comme le « respect » ou « l'honneur » s'apprennent donc dans l'affrontement physique et sont si présentes chez les jeunes des cités qu'elles viennent envahir l'univers féminin. Ainsi des « bastons » opposent, sur un mode viril, certaines filles des cités en mal de réputation 3. Le coup de poing et le coup de tête y remplacent le « crêpage de chignon » et les griffures traditionnelles.