Depuis les années 70, les sociétés occidentales voient apparaître d'importants changements dans le domaine de la famille. La crise du mariage, les procréations médicalement assistées, l'intervention accrue de l'Etat dans la protection de l'enfance font émerger des formes familiales nouvelles : familles monoparentales, familles recomposées après divorce, familles adoptives, voire familles homosexuelles. Les sciences humaines sont directement concernées par ces transformations. La psychologie est sollicitée par la plupart des instances de gestion de l'enfance : enquêtes sociales de divorce, délivrance d'agrément pour accéder à l'adoption ou à la procréation médicalement assistée, etc. C'est aussi le cas du droit et, dans une moindre mesure, de la sociologie. L'anthropologie, qui s'est d'abord spécialisée dans les sociétés exotiques, a un statut particulier. On admet qu'elle se penche sur le cas des familles rurales de l'Europe ancienne, mais on ne la croit pas capable de rendre compte des transformations familiales modernes. Pourtant, l'anthropologie sociale possède deux atouts spécifiques. D'abord, son intérêt ancien pour les études sur la parenté lui a donné des outils conceptuels rigoureux et efficaces. Ensuite, son expérience de la comparaison avec des sociétés culturellement différentes lui permet de prendre une vue large du sujet. Aujourd'hui, les anthropologues ne comparent plus les sociétés pour les classer sur une échelle de civilisation, mais pour mettre en évidence les invariants autour desquels elles ont inventé de la diversité, qu'il s'agisse du champ du religieux, du politique ou de celui qui nous intéresse ici, le champ de la parenté. Le détour par des sociétés différentes permet de porter un « regard éloigné » sur notre propre système familial et de découvrir en quoi il est une construction culturelle et non une donnée de la nature.
Pour nous, la filiation, par laquelle est définie l'appartenance à un groupe de parents et les droits qui vont avec (droits de succession et d'héritage), paraît biologiquement fondée : il va de soi que nous sommes apparentés de la même manière avec notre père, notre mère, nos quatre grands-parents et les parents de ces derniers. Le droit reconnaît d'ailleurs des droits et des devoirs identiques aux parents paternels et maternels. Or, bien des sociétés anciennes et contemporaines ont fait des choix différents. Certaines définissent la filiation par un seul sexe (filiation unilinéaire) : une seule ligne est reconnue sur les huit qui unissent un individu à ses arrières-grands-parents, celle du père (filiation patrilinéaire), ou celle de la mère (filiation matrilinéaire).
Dans les sociétés dites « patrilinéaires », les droits liés à la filiation ne passent que par les hommes : les enfants appartiennent au groupe de leur père et les femmes mettent au monde des enfants qui reviennent au groupe de leur mari. Cette façon de voir peut avoir d'autres implications. Prenons l'exemple du cousin germain : j'appelle ainsi un fils de la soeur ou du frère de mon père, ou encore un fils de la soeur ou du frère de ma mère. Pendant longtemps en Europe, le mariage entre cousins germains a été considéré comme incestueux par l'Eglise, qui ne le tolérait que sur dispense payante.
En régime de filiation unilinéaire, les catégories de parenté sont souvent réparties d'une autre manière. Par exemple, dans beaucoup de sociétés patrilinéaires, on n'appelle pas le frère de son père « oncle », mais « père », et son fils n'est pas un « cousin », mais un « frère ». Si je suis une fille, je ne pourrai pas l'épouser, alors que je peux parfaitement épouser le fils de la soeur de mon père, que je n'appelle pas « frère », mais d'un autre terme. Dans de tels systèmes, ce n'est pas le degré de proximité généalogique qui définit la consanguinité et détermine les interdictions de mariage, mais une certaine conception de la filiation.
Le système européen représente donc un mode particulier de filiation, dit « bilatéral » ou encore « cognatique », qui a la particularité de tenir compte de manière égale des deux lignes paternelle et maternelle. La définition des liens de consanguinité, en dépit de l'étymologie du terme, n'est donc pas dictée par un fait biologique universel, mais est socialement instituée et variable. Certaines de nos lois le manifestent d'ailleurs : en France, l'adoption plénière fait de l'adopté le fils de ses parents adoptifs et lui interdit d'épouser sa soeur. Toutefois, notre culture nous empêche d'admettre qu'engendrement et filiation puissent vraiment être séparés. Ainsi, on qualifie de « vraie mère » la femme qui a mis au monde l'enfant adopté. On recourt à la technique des empreintes génétiques pour identifier le « vrai père » d'un enfant. D'où notre étonnement face aux sociétés qui distinguent couramment ces deux notions, comme par exemple les Samo du Burkina Faso, de filiation patrilinéaire, décrits par Françoise Héritier 1. Dans le mariage légitime, les petites filles sont promises en mariage dès leur naissance à un homme choisi dans un lignage non interdit. A la puberté, avant d'être remise à son mari, en accord avec sa mère, la jeune fille choisit un amant dans un groupe autorisé (différent de celui de son futur mari) et reste avec lui jusqu'à ce qu'elle ait un premier enfant (pas plus de trois ans). Cet enfant, né des oeuvres de l'amant, est considéré comme le fils du mari légitime. Le fait de dissocier le père social du géniteur n'est ni un fait exceptionnel, ni un pis-aller. C'est une coutume courante : l'homme, stérile ou non, devient le père social du premier-né de son ou de ses épouses. En quoi ce détour exotique peut-il aider à penser les questions de filiation dans notre société ?