Rencontre avec Philippe d'Iribarne

Penser la diversité des cultures

Le terrain d’investigation de Philippe d’Iribarne est constitué par le monde de l’entreprise et du management. Depuis des années, ce directeur de recherche au CNRS pense les cultures nationales dans la mondialisation, avec leurs ruses et leurs résistances.

Un temps, un soupir. Comment l’expliquer à son interlocuteur ? « Depuis des années, je travaille sur ce que j’appelle “une matière noire”, celle des effets des cultures dans la mondialisation. Ma discipline en sciences humaines et sociales n’est pas totalement de l’anthropologie, pas de la philosophie non plus, pas plus que de la sociologie et de l’économie ». C’est du Philippe d’Iribarne.

Officiellement : ancien élève de l’École polytechnique, ingénieur général du corps avant d’être directeur de recherche au CNRS. Depuis 1972, il dirige le Centre de recherche sur le bien-être, rebaptisé récemment en un beaucoup moins poétique Gestion et Société (encadré ci-dessous). Lorsque l’on précisera qu’économiste, il collabora avec le prix Nobel Maurice Allais et qu’en 1973-1974, chargé de mission à la présidence de la République sur « les questions de civilisation et de condition de vie », il rédigea le premier rapport officiel sur le bonheur, on peut avoir une idée du mélange institutionnel et franc-tireur qui forme sa démarche intellectuelle.

Ce septuagénaire longiligne, à l’allure british et aux origines basques, mais né à Casablanca, construit depuis quelques années un chemin singulier. Singulier mais qu’il ne voudrait pas solitaire. Singulier et vertigineux aussi. « J’ai ouvert le chantier immense d’un objet sociologique non identifié », décrit-il avec le sentiment d’appréhender une théorie océanique à l’aide d’une pince à sucre.

Avec ce « chantier de recherches empiriques », se libère toute une salve de premières questions, des questions plutôt neuves. Comment caractériser les cultures du monde entier, sans succomber à la verroterie culturaliste ou à la manie systémique du comparatisme ? Comment les saisir dans leur complexité et leur originalité, puis les articuler avec le reste du monde ? Les aires culturelles en apparence marquées par l’unité géographique se fragmentent et se compliquent au fur et à mesure qu’on les étudie. La mondialisation économique n’a en rien homogénéisé « l’esprit des peuples ». Le marché se frotte ou se heurte à d’autres rationalismes. L’universel est très relatif. La démocratie ne semble pas tout-terrain. Partant de là, et ne se résignant pas à un présupposé « choc des civilisations », P. d’Iribarne s’est attelé à une tâche d’inventaire et d’élucidation des cultures du monde entier face au marché et à son management transnational. Le moins que l’on puisse dire est que ces cultures ne se dissolvent pas vraiment dans le grand détergent culturel de l’Occident, et de ses messages universels de salut et d’émancipation véhiculés par les Lumières. Les Lumières en procès ? Non, les Lumières tamisées par la diversité du monde.

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Problème, la culture a toujours donné du fil à retordre aux efforts de définition : « Montaigne, Montesquieu, Max Weber, Rousseau, Voltaire, Hegel, Michelet et tant d’autres convenaient d’un “esprit” des peuples, “esprit” que l’on ne sait toujours pas vraiment cerner », détaille le chercheur. Malgré ses bonnes manières, P. d’Iribarne sait qu’il peut indisposer les chercheurs en sciences humaines et sociales : la « culture » est une notion caoutchouteuse que l’on peut tordre dans tous les sens. « Ma conception de la culture n’est pas celle que désignent les anthropologues, elle n’a rien à voir avec le folklore traditionnel, ni avec du communautaire, pas plus qu’avec une psychologie comportementaliste », prévient-il. Et comme de s’excuser : « Ca ne rentre pas dans les disciplines. Anthropologues, sociologues et philosophes n’y trouvent pas leur compte. » P. d’Iribarne n’ignore pas non plus qu’il évolue à tâtons sur un champ de mines. Malgré l’Onu reconnaissant « la diversité culturelle » à l’échelle mondiale depuis 2000, « l’époque redoute aussi que l’évocation des différences culturelles dissimule le racisme et en insistant sur ces valeurs différentes, entrave la globalisation de l’humanité », analyse le directeur de recherche.