Penser la filiation

Mariage et démariage, nouveaux couples, nouvelles techniques de procréation, de recherche de paternité... Autant de données qui remettent en question la notion même de filiation.

Danny et son frère aîné sont Américains. Ils vivent avec leur mère divorcée et le second mari de celle-ci, quand la jeune femme disparaît brutalement dans un accident. Danny est alors âgé d'un an à peine. Leur père ne demande pas la garde, et les enfants sont élevés par leur beau-père, qui s'en charge volontiers. Six ans plus tard, le frère aîné de Danny décide de vivre avec son père biologique. Celui-ci demande alors la garde de Danny, en disant que les enfants ne doivent pas être séparés. Le beau-père s'y oppose, et le tribunal lui donne raison : c'est lui qui a été, pendant six des sept années de la vie de Danny, son « parent principal » (primary parent)... Mais la décision est ensuite cassée en appel, au motif qu'un beau-parent n'est qu'un tiers, qui ne saurait être autorisé à interférer avec l'intérêt légitime du parent biologique.

Cette affaire, rapportée par le juriste David Chambers, aurait tout aussi bien pu se passer en France. Elle illustre une incertitude sur ce que nous nommons aujourd'hui un parent, et donc aussi un fils ou une fille. La justice est soumise à un dilemme lorsqu'elle se doit de trancher entre des prétentions contradictoires. Quel est le « vrai » parent d'un enfant ? Son parent biologique ou son parent social, celui qui lui a donné le jour ou celui qui l'élève ?

Cette alternative n'est pas toute nouvelle, mais la polémique a pris une nouvelle ampleur depuis que se multiplient les situations où celui qui a engendré et celui qui élève l'enfant ne sont pas une seule et même personne : c'est notamment ce qui se produit en cas de séparation du couple et de recomposition familiale, mais aussi quand l'enfant est confié à une famille d'accueil, en cas d'adoption simple ou plénière, et enfin lors d'une procréation médicalement assistée avec donneur anonyme de gamète, voire (dans certains pays) avec mère porteuse.

Cependant, cette polarisation sur le fait de savoir qui est le vrai parent ne concerne pas seulement ces situations spécifiques. Au sein même du mariage, il est plus facile aujourd'hui de mettre en cause, au nom de la vérité biologique, la paternité du mari à travers des expertises génétiques.

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Mais n'est-ce pas cette alternative entre vérité biologique et lien affectif qu'il faut interroger ? Le fait marquant de cette fin de siècle est sans doute la conscience croissante qu'il y a là une impasse. La recherche d'une hypothétique « vérité » traduit et masque une mutation beaucoup plus profonde de nos conceptions de la filiation, qui renvoie en réalité à la structure même de notre système de parenté.

Qu'est-ce qui définit, dans notre culture, un parent ? Pour la sociologie de l'institution familiale, trois composantes - biologique, domestique et généalogique - se conjuguent de façon complexe.

Une filiation biologique

La composante biologique relève de la reproduction de l'espèce : le parent biologique d'un enfant est son géniteur. Cette composante est évidemment essentielle : aucune société humaine n'est indifférente au fait de savoir qui a engendré un enfant. Notre culture opposait ainsi la mère biologique - toujours certaine - au « mystère impénétrable de la paternité », dès lors que l'homme n'a pas de lien physique immédiatement perceptible avec son enfant.

Nous sommes aujourd'hui devant une double révolution : d'une part, l'identification du géniteur est devenue possible par les empreintes génétiques ; d'autre part, le fait biologique a été singulièrement complexifié par les nouvelles techniques de reproduction.

Cependant que le père biologique peut devenir certain, la maternité biologique devient incertaine, quand la donneuse d'ovocyte est distincte de la femme qui accouche : qui est, alors, la génitrice de l'enfant ? Il y a ainsi aujourd'hui à la fois simplification de la question de la composante biologique (la science perce les mystères de la nature) et complexification (la science permet de modifier la nature).

Ces changements ont, au plan socioculturel, des effets contradictoires. Ils nourrissent à l'évidence une valorisation sans précédent de la vérité biologique : c'est cette vérité qui l'emportera en cas de conflit de paternité.

Cependant, la possibilité d'une dissociation du parent génétique (le donneur de sperme ou d'ovocyte) et de la paternité comme de la maternité induit à l'inverse une dévalorisation sans précédent du simple fait reproducteur, quand il n'apparaît que comme un moyen technique pour faire un enfant. C'est bien ce qu'indique la loi française de 1994 sur l'insémination artificielle avec donneur : dûment « anonymisé », celui-ci n'est rien de plus que le matériau génétique qui a permis à un couple pathologiquement stérile de « faire » un enfant 1.

L'importance accrue du parent domestique

La composante domestique est aussi fondamentale que la précédente dans nos représentations. Le parent domestique est celui qui élève l'enfant sous son toit. Cette notion, qui réfère à la domus latine, est plus éclairante que celle de parent social ou de parent psychologique, car c'est la cohabitation dans le même foyer qui est ici essentielle : le quotidien partagé, l'exercice des responsabilités éducatives, les échanges affectifs entre le parent et l'enfant tissent le lien de la filiation.

Aujourd'hui, cette composante domestique semble avoir pris un poids accru, du fait de la plus grande fragilité des couples. Ainsi, l'homme qui n'a aucun lien concret avec l'enfant, qui ne l'a jamais reconnu et n'a jamais vécu avec lui, est fréquemment désigné par l'enfant lui-même comme n'étant pas ou plus son père.