Philosopher par gros temps Entretien avec Jean-Pierre Dupuy

Depuis deux décennies, le philosophe Jean-Pierre Dupuy travaille le concept de catastrophe au corps-à-corps. Son journal de pandémie, La Catastrophe ou la Vie, offre de précieux éclairages sur le présent.

Partageant son temps entre France, États-Unis et Brésil, le philosophe Jean-Pierre Dupuy (né en 1941) peut remplir à lui seul un rayon de bibliothèque : une trentaine de livres traitant d’écologie, d’économie, d’éthique des sciences, du politique, du mal… Son nouveau livre, La Catastrophe ou la Vie. Pensées par temps de pandémie, offre l’occasion d’un entretien. Un lecteur pressé n’y verrait qu’un énième journal covid-19, composé de treize chapitres d’analyse philosophique rédigés entre mai et décembre 2020. À la lecture, l’ouvrage se densifie. Car cette pandémie est un fait social total, ce pour quoi elle permet de revenir sur les thèmes chers à ce philosophe forgé à la méthode scientifique – sa carrière, qui culmine aujourd’hui dans sa charge de professeur de philosophie à Stanford, a débuté sous l’uniforme de Polytechnique, sous l’auspice d’un choix entre la philosophie et les mathématiques… Retour sur une œuvre qui permet de relire l’actualité à nouveaux frais.

Pourquoi ce titre, La Catastrophe ou la Vie ?

Le titre a été choisi par mon éditeur, mais je l’ai trouvé excellent. Ma singularité, en tant que philosophe, est d’avoir eu une formation scientifique, axée sur les mathématiques et la logique. Je peux facilement concevoir de quoi on parle quand on évoque la progression exponentielle d’un virus, ce qui m’amène à reprocher à mes collègues philosophes de ne même pas savoir ce qu’est la règle de 3. Ce n’est pas une règle facile, je me souviens avoir dû battre en retraite le jour où j’avais essayé de l’enseigner à ma fille quand elle avait 14 ans. Mais ne pas la maîtriser mène à de très mauvais raisonnements et crée des problèmes.

Faisons un peu de logique, appliquons-la au titre : si on ne donne pas la priorité à la vie, on obtient la catastrophe. Or je perçois aujourd’hui deux types de discours qui tendent à relativiser la vie : le premier consiste à dire que l’économie compte au moins autant que la vie et même plus, puisque la paralysie de l’économie créerait plus de morts que la pandémie. Si ce discours me paraissait déjà difficilement audible au début de la pandémie, il est aujourd’hui intenable, alors qu’on a déjà dépassé à l’échelle mondiale les 9 millions de morts selon l’OMS. Tous les pays qui, temporairement ou de manière permanente, ont donné la priorité à l’économie ont subi un carnage sans que l’économie s’en porte mieux pour autant. Les exemples abondent, à commencer par mes deux pays adoptifs, hélas ceux qui ont été les plus mal gérés parmi les démocraties, le Brésil et les États-Unis.

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La deuxième manière de relativiser la vie, c’est de glorifier la mort. Certains disent qu’une vie proprement humaine est une vie que l’on est prêt à sacrifier, en référence à l’Évangile de Luc. Certains ajoutent même : moi qui ne suis plus jeune, je suis prêt à mourir. Sans être forcément chrétien, on peut considérer de tels propos comme une corruption du message évangélique. Dans la Bible, Ancien et Nouveau Testaments confondus, la priorité, c’est la vie contre la mort.