Pierre Bourdieu, une influence internationale

De l’Europe et des Amériques jusqu’en Asie, la pensée du sociologue français décédé il y a tout juste vingt ans s’est imposée presque partout dans le monde. Retour sur les principales étapes de cette reconnaissance internationale.

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De formation philosophique, Pierre Bourdieu représente aujourd’hui l’un des sociologues français majeurs de la seconde moitié du 20e siècle (lire aussi : « Pierre Bourdieu, une pensée toujours à l’oeuvre »). Né dans le Béarn, fils de facteur, il se passionne pour la lecture et le rugby. Après son agrégation de philosophie (1954), il entame une thèse, jamais terminée, sous la direction de Georges Canguilhem, sur « Les structures temporelles de la vie affective ». Ce travail est interrompu par les obligations militaires. Appelé en Algérie, il va délaisser les « grandeurs trompeuses de la philosophie » (Esquisse pour une autoanalyse, 2004) pour s’initier à l’analyse ethnologique. Cet épisode algérien est pour lui l’occasion de découvrir l’enquête de terrain, auprès des populations locales, qui le passionne. De retour en France, il se tourne vers la sociologie. Ses premiers travaux en sciences sociales portent sur le célibat, mais c’est surtout ses analyses sur les origines des inégalités scolaires, avec son collègue Jean-Claude Passeron (Les Héritiers en 1964), qui vont le faire connaître. Les deux sociologues montrent le poids des héritages culturels familiaux dans le destin scolaire des enfants. Les élèves issus de milieu favorisé sont en « osmose » avec la culture scolaire, tandis que ceux de milieu plus modeste doivent fournir davantage d’efforts pour réussir à l’école (La Reproduction, 1970). Par la suite, Bourdieu s’intéresse à l’art (la fréquentation des musées, la photographie comme art plébiscité dans les milieux sociaux moyens). Il montre que les goûts culturels, les styles de vie et donc les catégories du beau et du laid dépendent des diplômes et des classes sociales (La Distinction*, 1979).

UN INTELLECTUEL RECONNU EN FRANCE

En 1981, c’est la consécration : Pierre Bourdieu entre au Collège de France, l’une des institutions les plus prestigieuses des sciences sociales. Il rédige des travaux plus épistémologiques sur l’habitus* comme moteur de l’action humaine (Le Sens pratique, 1980), tout en poursuivant ses analyses de la reproduction sociale auprès des élites (Homo academicus, 1984 ; La Noblesse d’État, 1989).

Dans les années 1990, Bourdieu s’affirme comme intellectuel engagé politiquement avec la parution de l’ouvrage La Misère du monde (1993), un de ses best-sellers. Puis, en 1995, il soutient les grévistes mobilisés contre le plan sur les retraites du gouvernement Juppé. Dans la seconde moitié des années 1990, il publie deux petits essais : Sur la télévision (1996) et La Domination masculine (1998). Il meurt en janvier 2002 alors qu’il termine son Esquisse pour une autoanalyse, ouvrage qui sera publié en 2004.

Bourdieu a marqué la sociologie française (voir « Bourdieu et après ? », Sciences Humaines, n° 301, mars 2018). Il a légué un centre de recherche, le Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, fondé en 1968, qui est devenu dans les années 1980 le Centre européen de sociologie, puis en 2010 le Centre européen de sociologie et de sciences politiques de la Sorbonne. D Il a aussi créé la revue internationale Les Actes de la recherche en sciences sociales en 1975.

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1960-1970 : UNE RÉCEPTION INTERNATIONALE LIMITÉE

Jusqu’au début des années 1980, les premiers travaux de Bourdieu sur l’Algérie et les inégalités scolaires se diffusent, mais de manière limitée. Ils intéressent notamment les sciences de l’éducation, et plus particulièrement dans deux aires géographiques : les pays germanophones et l’Amérique du sud.

Bourdieu a lui-même joué un rôle actif dans sa réception en Allemagne 1 : le sociologue français a choisi ses traducteurs et rédigé des préfaces aux traductions. Il a aussi parfois remanié ses textes pour qu’ils soient plus facilement compréhensibles dans cette langue. Preuve de cet intérêt pour l’aire germanophone, Bourdieu publie deux livres en allemand, avant qu’ils soient traduits en français : L’Ontologie de Martin Heidegger en 1988 et Esquisse pour une autoanalyse en 2002. Plusieurs sociologues allemands ont joué un rôle de médiateur déterminant pour diffuser sa pensée, notamment Béate Krais, Joseph Jurt et Franz Schultheis.

Les intellectuels allemands euxmêmes ne sont pas en reste dans cette réception. Dès le milieu desannées 1960, les travaux de Bourdieu et Passeron sur l’éducation suscitent de l’intérêt chez les sociologues qui y voient des approches exemplaires pour leur discipline et des alternatives notables à la philosophie de la culture et de l’éducation alors prédominantes. Les travaux du sociologue français suscitent aussi l’attention hors de l’université, notamment auprès des intellectuels gravitant autour des éditions Suhrkamp (souvent considérées comme l’équivalent allemand des éditions Gallimard) et des avant-gardistes tels que Jacob Taubes. « Marqué par le label “structuralisme”, clairement distinct de l’école de Francfort et du marxisme, mais associé à la sociologie de Cassirer et Panofsky, ainsi qu’à l’entourage de la revue Kursbuch, Bourdieu occupait une place originale dans l’espace intellectuel allemand ; encore guère enseigné, il était considéré comme un “Geheimtipp” (référence pour les initiés) », indique le sociologue allemand Michael Gemperle.