8 juin 1994 : sur un plateau de télévision, Valéry Giscard d’Estaing et Michel Rocard débattent de politique européenne. Le journaliste qui anime l’échange, Bruno Masure, les interroge sur l’opportunité de faire défiler sur les Champs-Élysées le 14 juillet suivant une brigade franco-allemande. À cette évocation, l’ancien président se trouble, son élocution devient confuse, on comprend que des souvenirs de jeunesse l’assaillent. Percevant cette gêne, l’animateur passe la parole à M. Rocard qui, avec tact, admet que l’on puisse ainsi réagir avec émotion à cette décision.
Cette anecdote a suscité nombre de commentaires. Il n’est pas banal qu’un ancien chef d’État donne ainsi à voir ses émotions. En creux, ces commentaires viennent nous rappeler la vigueur d’une norme non écrite mais redoutablement rigide : l’exercice du pouvoir suppose un contrôle strict des émotions. Ou, pour faire formule, on ne peut gouverner les autres qu’à condition de d’abord se gouverner soi-même. Cette norme stoïcienne s’est sédimentée au fil d’une histoire longue qui a figé le stéréotype du prince impassible (Louis XI, Napoléon… ou François Mitterrand en « Sphinx »), déstabilisant ses interlocuteurs par son inexpressivité. La norme d’impassibilité s’analyse aussi en référence au processus de civilisation (Norbert Elias, La Société de cour, 1969) : le prince s’autocontrôle, et se distingue ainsi du vulgaire. La société de cour valorisait l’autocontrôle pour mieux renvoyer les émotions aux groupes dominés : les milieux populaires, les femmes, les enfants, bientôt les peuples colonisés… Le rapport aux émotions fondait ainsi une stigmatisation redoutable, inscrite au niveau des corps et des interactions ordinaires. La modernité politique prolongera ces mécanismes : l’État moderne s’appuie sur une bureaucratie rationnelle qui travaille à évacuer les émotions ; et les professionnels de la politique, imprégnés de cette idéologie qui superpose froide rationalité et progrès, valideront un idéal politique hostile aux émotions.