«On lâche rien ! » Plus qu’à ses revendications de justice sociale ou de démocratie directe, le mouvement des Gilets jaunes reste associé à ce slogan, titre d’une chanson de HK et les Saltimbanks. Composée en 2010, elle a rythmé nombre de cortèges des luttes sociales, des années Sarkozy/Hollande jusqu’à l’irruption des Gilets jaunes. À nouveau scandé de ronds-points en manifestations, entre novembre 2018 et mars 2019, il dit la détermination d’un mouvement qui, malgré l’absence de véritables chefs, compte parmi les plus longs de l’histoire récente. « On lâche rien ! » est ainsi devenu un incontournable de la rhétorique contestataire moderne. Sa montée en puissance ces dernières années tient pourtant à une transposition dans le politique des valeurs de pugnacité, intériorisées à travers la pratique du sport. Et la diffusion dans les classes moyennes d’une culture du développement personnel qui valorise la ténacité comme moteur d’autonomie et d’affirmation de soi.
C’est aussi, de manière plus pernicieuse, le résultat d’un tournant silencieux des logiques démocratiques. Depuis la mise en échec du projet de « contrat première embauche » (CPE), en 2006, par des mobilisations de la jeunesse, tous les grands mouvements nationaux sur les régimes de retraites ou les « lois travail » se sont heurtés à l’intransigeance des gouvernements en place. C’est donc aussi cette stratégie constante de l’exécutif depuis trois présidences qui ne laisse guère d’autre choix aux grandes mobilisations nationales que de s’armer de ténacité et de pugnacité. Cela dit, qu’est-ce qui fait qu’un mouvement naît et s’installe dans la durée ?
Les calculs et les émotions
Les mouvements sociaux sont divers, et dans un classique vieux d’un demi-siècle (From Mobilization to Revolution, 1978), le sociohistorien américain Charles Tilly invitait déjà à être attentif aux variations des demandes et des modes d’investissements protestataires. Certaines revendications, comme des hausses de salaires, se prêtent à des négociations, d’autres échappent par nature au marchandage : on ne peut pas supprimer à moitié la peine de mort.
Les tactiques des groupes mobilisés supposent aussi des degrés d’énergie ou d’intransigeance différents. Quand un objectif prend une valeur quasi sacrée, les protestataires que Charles Tilly nomme « zélotes » – on repense aux Hébreux mobilisés jusqu’à la mort contre l’occupation romaine – sont prêts à lui consentir tous les sacrifices. L’illustration typique en serait les mouvements de libération nationale ou, sur un autre registre, des mobilisations d’inspiration religieuse visant à établir des régimes conformes à un ordre divin. Pour les « pingres », la mobilisation ne vaut que s’ils sont assurés qu’elle coûtera peu et rapportera à coup sûr. C’est le cas par exemple, lorsque des groupes dont le soutien est indispensable au gouvernement lancent un mouvement en période préélectorale.
Toutes les revendications n’impliquent donc pas le même degré d’investissement, les groupes mobilisés ayant des modes d’appréhension contrastés de leurs intérêts. Cette idée est un des points clés de la théorie dite de la « mobilisation des ressources » qui s’est imposée, à partir d’auteurs comme Sidney Tarrow, Charles Tilly, Doug McAdam, comme le cadre d’analyse dominant dans les années 1980. Elle compare les mouvements sociaux à un jeu de stratégie dans lequel des acteurs rationnels (les « organisations de mouvement social ») utilisent leurs ressources (nombre, argent, connexions politiques) pour optimiser les résultats de leur mobilisation.