À lire aussi
-
Rencontre avec Amartya Sen : Un économiste humaniste
L'ère du postféminisme, Sciences Humaines n°214
-
«La démocratie n'est pas une invention occidentale»
L'ère du postféminisme, Sciences Humaines n°214
Les limites du contrat social
Les penseurs du contrat social
Certains philosophes (Thomas Hobbes, John Locke, Jean-Jacques Rousseau, Emmanuel Kant) se sont concentrés sur la définition d’un « contrat social » et des institutions (« dispositifs ») adéquates pour le mettre en œuvre. Cette perspective a eu une influence dominante sur la philosophie politique contemporaine, et notamment sur l’œuvre de John Rawls (1921-2002).
Pour Amartya Sen, les réponses que donne cette conception transcendantale de la justice diffèrent de loin des préoccupations qui poussent à débattre sur la justice ou l’injustice dans le monde.
Identifier la Joconde comme le chef-d’œuvre absolu de la peinture n’est d’aucun recours lorsqu’il faut choisir entre un Picasso et un Van Gogh. Identifier des dispositifs sociaux entièrement justes n’est ni nécessaire ni suffisant pour guider les choix politiques.
La comparaison des situations réelles
Dans l’approche comparatiste, les penseurs comparent les modes de vie (« réalisations ») que les gens pourraient avoir, en fonction des institutions mais aussi des comportements concrets. A. Sen place dans ce groupe des penseurs de conceptions très différentes, tels que Adam Smith, Jeremy Bentham, John Stuart Mill, Karl Marx, et la philosophe féministe anglaise Mary Wollstonecraft.
Pour A. Sen, qui se situe dans ce courant « conséquentialiste », le repérage d’une injustice n’exige pas que l’on ait identifié une société juste. On peut condamner une société marquée par la malnutrition, l’analphabétisme, le manque de soin sans pour autant s’accorder sur les solutions.
De l'utilité du raisonnemnt public
• À l’époque de la Révolution française, des penseurs traitent en termes mathématiques le problème de l’agrégation des préférences individuelles pour mettre au point le système du vote. Mais Condorcet démontre l’incohérence de la règle majoritaire (paradoxe de Condorcet).
• Vers 1950 les travaux de l’économiste Kenneth Arrow démontrent également l’impossibilité de trouver une procédure rationnelle et démocratique d’un choix social capable de satisfaire les préférences individuelles.
• A. Sen réhabilite cette théorie comme cadre de raisonnement pertinent : la théorie du choix social se concentre sur les évaluations comparatives ; elle reconnaît la pluralité des principes concurrents ; elle facilite le réexamen (et non un maintien inflexible de règles rigoureuses) ; elle admet les solutions partielles ainsi que la diversité des interprétations ; elle accorde un rôle au raisonnement public. « Le lien fondamental entre le raisonnement public, d’une part, et les exigences des décisions sociales participatives, de l’autre, est essentiel pour (…) rendre la démocratie plus efficace mais aussi fonder la justice sur les impératifs du choix social et de l’équité. »
Les leçons d'Adam Smith
Adam Smith, auteur de la Richesse des nations (1776), est considéré comme le père de l’économie moderne et le chantre de l’Homo œconomicus qui défend la recherche égoïste de l’intérêt personnel.
En fait, souligne Amartya Sen dans sa Théorie des sentiments moraux (1999), A Smith montre qu’à côté de l’« amour de soi », les comportements individuels peuvent être justifiés par « l’empathie, la générosité et l’esprit public ». A. Smith imagine un spectateur impartial capable de prendre une distance sur lui-même pour tenir compte des motifs et des sentiments des autres.
Pour A. Sen, l’approche smithienne permet d’introduire une pluralité de jugements, « émis par des personnes désintéressées venues également d’autres sociétés, lointaines ou proches ». Le système rawlsien en revanche, fondé sur la construction d’institutions et de règles, restreint la possibilité d’intégrer les points de vue d’éléments extérieurs.
Le débat avec John Rawls
L’Idée de justice est dédicacé à la mémoire de John Rawls. Pour A. Sen, Théorie de la justice, paru en 1971, a renouvelé fondamentalement la philosophie morale et politique et la réflexion sur la justice. Cependant, « certaines poutres maîtresses de la théorie rawlsienne paraissent aujourd’hui gravement défectueuses ».
• La justice en termes d’équité : pour choisir les principes de justice, J. Rawls invente l’image du « voile d’ignorance » derrière lequel sont placés les citoyens (sans connaissance des intérêts respectifs de chacun) pour déterminer les principes d’une société équitable. Pour A. Sen,ce raisonnement pose les principes d’une justice abstraite qui ne tient pas compte des caractéristiques comportementales réelles des individus.
• Les biens premiers : J. Rawls critique l’approche utilitariste*, selon laquelle « le plus grand bien possible » s’obtient par une addition prenant en compte le bien-être de chacun de ses membres. Il définit une liste de « biens premiers » : les droits, les libertés et les possibilités offertes à l’individu, les revenus et la richesse, ainsi que les bases sociales du respect de soi.
A. Sen conteste à la fois les utilitaristes et la conception de J. Rawls : ces modèles ne tiennent pas compte de l’hétérogénéité des individus, pas plus que de l’usage qu’ils sont en capacité de faire des biens premiers.
Mots-clés
Principes de justice
Trois enfants se disputent une flûte. Anne la revendique au motif qu’elle est seule à savoir en jouer. Bob défend son droit de l’avoir car il est le plus pauvre. Carla rétorque que cette flûte lui revient car elle a passé des mois à la fabriquer.
Nous sommes confrontés à trois principes de justice dans la gestion des ressources. Chacun des arguments renvoie à une logique qui n’a rien d’arbitraire : utilitariste pour Anne, égalitariste (ou welfariste* pour Bob), libertarienne pour Carla.
L’attribution de la flûte est impossible sans contredire au moins l’un de ces principes.
« Peut-être n’existe-t-il pas, selon Amartya Sen, de dispositif social parfaitement juste capable de faire émerger un consensus impartial. »
Capabilités
Amartya Sen propose de ne pas se contenter de focaliser sur les moyens d’existence pour s’intéresser aux possibilités réelles que chacun a de choisir sa vie. Il ne suffit pas par exemple de posséder une voiture : encore faut-il être en mesure d’obtenir son permis de conduire, de pouvoir circuler à sa guise…
Les capabilités sont des libertés individuelles concrètes (et non de simples « droits à… ») pour accéder à une vie humaine satisfaisante, en fonction des besoins, des désirs et des valeurs de chacun. C’est pourquoi l’éventail des capabilités est incommensurable.
La collectivité et le débat public ont pour fonction d’en élargir la palette. Ainsi par exemple, « l’inégalité entre les sexes est une caractéristique majeure de la répartition des revenus familiaux dans de nombreux pays d’Asie et d’Afrique. On évaluera de façon plus directe – et plus fiable – la privation des filles en examinant le manque de capabilités que reflète leur niveau supérieur de mortalité, de malnutrition et de négligence médicale plutôt qu’en comparant les revenus des familles ».