
Jean-Loïc Le Quellec et Bernard Sergent sont tous deux directeurs de recherche émérites au CNRS. Membres de la Société de mythologie française qu’ils ont chacun présidée, ils n’ont cessé de tourner autour des mythes durant leur carrière. J.L. Le Quellec a d’abord étudié l’art rupestre du Messak libyen. B. Sergent a d’abord été helléniste, et, par souci comparatiste, a élargi son champ d’étude aux mythologies des autres peuples indo-européens. Tous les deux, ils ont été amenés à s’intéresser à la mythologie en général. Avec le temps, diversifiant leurs centres d’intérêt, ils ont accumulé patiemment une énorme base de données. Leur Dictionnaire critique de la mythologie est le fruit de ces années de collectes, d’analyses, d’interprétations et de comparaisons. Il offre un belvédère sans équivalent sur les mythes du monde entier, en même temps qu’une réflexion sur la nature et la fonction des mythes. Interview de deux passionnés.
Comment l’idée de ce dictionnaire vous est-elle venue ?
J.L.Q. – Nous avons réalisé l’outil dont nous avions nous-mêmes besoin. Certes, il existe déjà de nombreux dictionnaires de mythologie, mais ils concernent tous un domaine particulier : mythologie grecque, égyptienne, germanique, etc., et il n’y avait encore aucun dictionnaire de mythologie générale. Dans celui-ci, nous avons privilégié trois types d’entrées : par mythologues, par concepts et par grands mythes. En effet, de très nombreux spécialistes ont produit une œuvre très importante. Et pourtant, le grand public ne les connaît généralement pas. Les noms de Claude Lévi-Strauss ou de Georges Dumézil sont familiers, mais qui connaît Catherine Berndt et Anna Birgitta Rooth ? Nous présentons donc la biographie de 177 grands mythologues, et nous discutons leurs travaux en les situant dans l’histoire de la discipline. Ensuite, nous introduisons les principaux concepts utilisés pour l’étude des mythes, comme l’inversion*, l’armature*, le glissement fonctionnel*, la notion d’écotype*, etc. Enfin, les principaux grands mythes font l’objet de synthèses mondiales, prenant en compte les traditions de nombreuses populations. Pour chacun d’eux (origine de l’humanité, du feu, etc.), nous faisons un tour du monde de leurs attestations, et discutons les questions touchant à leur structure, à leur interprétation, à leur origine. Une telle approche n’avait encore fait l’objet d’aucune publication, et nous visons à produire le premier ouvrage présentant la mythologie comme discipline scientifique d’ensemble.
Armature
Ensemble de propriétés qui restent invariantes dans plusieurs mythes, comme l’opposition entre le jour et la nuit, l’association de la femme avec l’or, etc.
Écotype
Aspect local d’un mythe dans une aire culturelle considérée. Ainsi, les conteurs modifient-ils leurs récits lorsqu’ils changent de région ou de territoire.
Inversion
Transformation d’un élément en son contraire. Par exemple, d’une version à l’autre, le personnage féminin devient masculin, la maison fermée devient ouverte, etc.
Glissement fonctionnel
Décalages observés parfois entre les fonctions de personnages, qui peuvent par exemple s’interchanger, comme Zeus qui parfois est dieu de la guerre à la place d’Arès.
B.S. – Il n’existait auparavant ni dictionnaire des concepts de la mythologie, aujourd’hui nombreux à la suite des travaux d’un grand nombre de savants, ni dictionnaire des mythologues, alors que nous avons en français des dictionnaires des sociologues, des psychanalystes, des philosophes… Quant aux grands thèmes, ce n’est pas non plus commun. Les dictionnaires ou encyclopédies généralistes classent plus volontiers par continents, par grandes cultures, que par thèmes. Ici, il ne faut pas chercher « Noé », mais on a « Déluge » ; il ne faut pas chercher « Héraklès », mais on a « héros », et ainsi de suite. Et les « grandes » cultures ne sont ni plus ni moins présentes que des centaines d’autres.