On connaît les trois Moires dans la mythologie grecque. Elles gouvernent la destinée des humains. Clotho tisse le fil de la vie, Lachésis le déroule, Atropos le coupe. On connaît moins le dieu grec Kairos, ce jeune homme aux pieds ailés qui ne porte qu’une touffe de cheveux sur la tête. Quand il passe près de vous, trois scénarios sont possibles : soit vous ne le voyez pas du tout, soit vous le regardez sans rien faire, soit enfin vous « saisissez l’occasion au cheveu ». Ce dieu symbolise le moment opportun, l’instant décisif qu’on saisit ou qu’on rate, et qui est susceptible d’infléchir une vie. Assimiler le détonateur intime du destin, ce moment de renversement capable de modifier l’existence, au Kairos grec revient à réaliser une sorte d’analyse stratégique du changement de vie : quel contexte au basculement radical, quel(s) facteur(s) y contribue(nt), quels freins existent-ils et pour quel(s) résultat(s) ?
Démon de midi
Quand on tente de trouver des raisons à un tournant de vie s’expriment un travail de reconstruction et une explication écran. Les souvenirs qui justifient le facteur déclenchant ne sont pas toujours justes. Il y a, après coup, un désir de donner un sens logique, un point de départ à des forces ou des pulsions intenses mais confuses ou enchevêtrées dans l’esprit. On retrouve la plupart du temps l’expression d’une crise existentielle liée à l’âge, souvent vers 40 ou 50 ans. La perception qu’il reste un peu moins de temps à vivre que ce qu’on a déjà vécu donne un nouveau relief à bien des aspects de l’existence. L’expression « démon de midi » illustre cette appétence pour la jeunesse et la vitalité qui se traduit par le choix d’un partenaire bien plus jeune. Acteurs, hommes politiques, journalistes…, les exemples sont légion. Pour ne pas verser dans l’actualité, évoquons Diane de Poitiers, « cougar » du 16e siècle. Mariée à 16 ans, veuve à 32 ans, Diane devient gouvernante des fils de François Ier, dont le petit Henri II de 21 ans son cadet, dont elle sera plus tard l’amante. Pendant plus de dix ans, Diane de Poitiers, élevée au titre de duchesse de Valentinois, est la maîtresse officielle d’Henri II, avant d’être exilée après la mort du roi en 1559.
Les contraintes de la vie et les soubresauts de la société constituent également des détonateurs de changement. L’acte de bravoure de Marina Ovsiannikova en est un exemple criant : en mars 2022, la journaliste russe brandit en plein journal télévisé une pancarte antiguerre. Le texte s’oppose à la guerre en Ukraine, dénonce la propagande et le mensonge d’État. Cet événement fait exploser sa famille et bouleverse son existence. Séparée de son mari, M. Ovsiannikova est obligée de fuir en Allemagne avant de recevoir l’asile politique en France où elle se réfugie avec sa fille de 12 ans. Son fils aîné, plus proche des théories russes, reste avec son père. Cette série de changements brutaux amène ses amis moscovites résidant à Paris à lui demander si elle préférait mourir empoisonnée au polonium ou au Novitchok, poison qui supprime la transmission nerveuse. De nombreuses représailles à distance ont frappé des exilés, des opposants, des oligarques.