« Encore un moment monsieur le bourreau »

À 103 ans, Edgar Morin n’en finit pas de s’émouvoir du monde et de la vie. Pourquoi sommes-nous en vie ? Et pourquoi nous faut-il partir ? Ces questions élémentaires n’ont jamais quitté le penseur, et elles continuent d’animer en lui une intense curiosité dont témoigne cet extrait.

Extrait de Encore un moment…, Denoël, 2023.

« Comment exprimer ce sentiment d’étonnement, de joie et de tristesse qui m’envahit quand je suis à regarder la nature, les arbres, le ciel ? Et quand, en ce moment même, un petit oiseau dont j’ignore l’espèce, plus petit et plus élégant qu’un pigeon, avec un col mince et svelte, légèrement dandinant, picore et trottine sur le gazon ?
Étonnement de vivre : pas seulement d’être encore en vie à cent un ans, mais tout simplement d’être un vivant au sein de la vie dont je jouis en même temps que l’oiseau, l’olivier proche, les palmiers plus lointains, les milliers de brins d’herbe de la pelouse, tous et chacun, dont moi, faisant leur métier de vivre.
Pourquoi cette prolifération, cette créativité, présente jusque dans la plus petite feuille, minuscule usine à chlorophylle captant l’énergie du soleil ?
Et derrière cet étonnement devant la vie, l’étonnement d’être en vie, moi, pas seulement parce que je suis né par la chance d’un véloce spermatozoïde pénétrant dans l’ovule de ma mère, pas seulement parce que j’ai résisté aux pratiques abortives que lui dictait sa lésion au cœur, pas seulement parce que je suis né étranglé par le cordon ombilical, mais simplement parce que je suis vivant parmi les vivants, et plus encore parce que je suis sur Terre. Et la vie sur Terre m’étonne d’une autre façon depuis que j’ai la conscience de sa fabuleuse écoorganisation, à travers antagonismes et solidarités, prédations et symbioses. Cette écoorganisation s’est constituée entre la nature vivante et la nature physique des sols, des eaux, des monts, des vallées.
Mystère de l’organisation de l’Univers qui relie et associe des éléments livrés aux agitations et aux désordres, et produit ainsi des atomes, des molécules, des astres et des systèmes solaires. Sur la troisième planète de notre Soleil s’est produite la merveille d’une extraordinaire auto-éco-organisation née de rencontres entre des constituants moléculaires divers, purement physico-chimiques, d’où ont émergé les qualités propres à ce qu’on nomme la vie : la cognition, l’autoreproduction, l’autoréparation, la mobilité, l’assimilation continue d’énergies extérieures pour lutter sans cesse contre la dégradation et la mort. Et le plus étonnant est que l’on s’étonne si peu de vivre.