Lundi 10 septembre 2001, à Gif-sur-Yvette, région parisienne. Dans le cadre de l'action Cognitique lancée en 1999 par le ministère de la Recherche, un séminaire a lieu au château du centre CNRS Formation durant les quatre jours suivants. D'éminents neuroscientifiques sont venus, certains depuis le prestigieux MIT de Boston, d'autres encore de plusieurs laboratoires ou universités d'Europe. Le thème de cette conférence ? Différentes interventions sur l'abstraction, liée aux relations entre les données de l'expérience perceptive et les concepts. La présentation du séminaire est menée par Michel Imbert, spécialiste français des mécanismes cérébraux de la perception visuelle. Cet enseignant chercheur travaille au Centre de recherche cerveau et cognition, qu'il a fondé en 1993 à l'université Paul-Sabatier de Toulouse. Les travaux de sa thèse d'Etat, en 1967, avaient montré que les aires motrices du cerveau du chat recevaient des informations sensorielles, notamment visuelles et auditives. « C'était la fin des années 60, et à ce moment-là le domaine à la mode était l'étude du système visuel, avec les grandes découvertes de Hubel et Wiesel. »
David Hubel et Torsten Wiesel, de l'université de Harvard à Boston, furent parmi les précurseurs de la neurophysiologie du cerveau. Cette discipline s'interroge sur les mécanismes d'organisation et de fonctionnement du cerveau. Il est ressorti de leurs recherches sur la vision que les bases de la perception découlaient de la façon dont les neurones étaient organisés. Le retentissement de leurs travaux avant-gardistes leur a permis d'empocher le prix Nobel de physiologie et de médecine en 1981. D'autres chercheurs se sont enfoncés dans la brèche, et certains d'entre eux, comme M. Imbert, ont fondé totalement leur carrière sur la perception visuelle et ses mécanismes cérébraux. Mis à part le phénomène de mode, qu'est-ce qui justifie de s'intéresser durant plusieurs dizaines d'années à un seul domaine de recherche, aussi large soit-il ? « Tout est parti d'une question : que voit un neurone ? » Mais on n'essaie pas de répondre à cela par le biais d'une seule recherche. Il en faut de nombreuses, dont les résultats amènent d'autres questionnements et d'autres hypothèses. La démarche scientifique nécessite d'explorer de nouvelles voies, d'affiner ses travaux en fonction de ce qui est découvert.
De toute cette énergie déployée pour de grandes désillusions (souvent), ressortent parfois des résultats novateurs et inédits, qui permettent de faire évoluer les chercheurs travaillant dans le même domaine. Et également d'accéder à une reconnaissance de la communauté scientifique : publications d'articles dans des revues internationales (Science et Nature étant parmi les plus recherchées), colloques et conférences, sources de financement pour des programmes de recherche, collaborations internationales...
Michel Imbert et la preuve par le chaton
Les travaux de M. Imbert sur le singe et le chat ont apporté une contribution importante à la compréhension de la perception visuelle. Le débat entre inné et acquis a longtemps été central dans la recherche fondamentale. L'une des controverses, des années 60 jusqu'au milieu des années 70, a concerné la sélectivité à l'orientation des neurones du cortex visuel : des neurones répondent plus spécifiquement à certains traits de l'objet selon leur orientation, leur angle. Toute la question reposait sur l'origine de la sélectivité à l'orientation des neurones : « Est-elle génétiquement déterminée, indépendamment de l'expérience visuelle de l'animal (ici, le chat), ou est-elle le résultat d'un apprentissage au cours des premières semaines postnatales ? » La question peut paraître tellement spécifique qu'elle en devient sans intérêt pour les non-spécialistes, mais ce type d'hypothèses permet d'avancer dans la compréhension du fonctionnement du cerveau et des opérations mentales. Les travaux de M. Imbert ont montré qu'il y a une part importante des neurones du cortex visuel chez le chaton dont les propriétés de sélectivité sont génétiquement déterminées. « Si l'animal n'a pas d'expérience visuelle, la sélectivité disparaît. » Et le chercheur, qui s'était inspiré des conceptions du neurobiologiste Jean-Pierre Changeux, de conclure : « Il faut la stabilisation par l'expérience des propriétés d'un programme génétique. »
D'autres de ses travaux sont allés plus loin dans ce qu'ils nous apprennent sur la vision chez le mammifère. Lorsqu'un animal a été privé dès sa naissance d'expérience visuelle, en restant plongé dans l'obscurité, son cortex visuel n'a plus de propriétés spécifiques. « Pourtant, une expérience visuelle, même très brève, de quelques heures, suffit à restaurer les propriétés de sélectivité. » Il y a une restauration possible des propriétés visuelles. Seul bémol, ces capacités ne sont pas illimitées, et dans ce cas la restauration n'est possible que dans une étape précoce du développement. De plus, « l'animal doit se déplacer, explorer activement le milieu extérieur, même si cette exploration est limitée aux mouvements oculaires. S'il reste passif dans la lumière, la restauration des propriétés visuelles ne s'effectue pas ». Plus récemment, il a mené des travaux sur la nature des informations sensorielles qui sont traitées dans les aires visuelles du singe : « Dans le cortex visuel primaire du singe, il n'y a pas que des informations visuelles qui arrivent mais aussi des informations d'une autre modalité sensorielle. Ces données représentent la symétrique de mon travail de thèse : j'avais montré qu'il y avait des informations visuelles traitées dans les aires motrices, ici nous avons montré que dans le cortex visuel primaire arrivent des informations utiles à la motricité. »
Actuellement, M. Imbert s'intéresse aux problèmes de développement du cortex visuel chez un singe, à l'aide de techniques anatomiques. Avec une de ses collaboratrices, il travaille notamment sur un domaine pointu s'il en est, le développement de la microvascularisation du cortex visuel primaire du singe. Ces recherches semblent encore s'affiner et s'inspirer du perfectionnement des techniques neuroscientifiques. Cela peut paraître paradoxal, mais M. Imbert revient à sa formation initiale en philosophie (licence obtenue en 1958), pour aborder son champ de recherche : « Maintenant, en fin de carrière, je m'intéresse à des aspects beaucoup plus théoriques, comme le développement des idées philosophiques et scientifiques concernant la perception visuelle. Il s'agit d'un travail d'histoire des idées et d'épistémologie, qui cherche à comprendre entre autres la part de la conscience dans la vision. » En début de carrière, au sein d'un laboratoire de neurobiologie, son intérêt se portait sur les régions cérébrales réputées muettes, c'est-à-dire dont on ignorait à l'époque à quoi elles servaient. « C'est un peu à cause de ma formation en philosophie que j'ai commencé mon travail scientifique. » Retour aux sources, aujourd'hui, par une approche philosophique. La boucle est bouclée.