Avez-vous remarqué, quand vous faites du vélo, que vous pédalez plus vite en présence d’un autre cycliste à vos côtés ? Et que vous applaudissez moins fort votre chanteur préféré en compagnie d’une foule de fans que dans un endroit plus clairsemé ? Vous est-il déjà arrivé de vouloir ouvrir une porte parce qu’y est affiché un panneau « Interdit d’entrer », ou de vous autoriser un petit retard à un rendez-vous en pensant que votre amie vous attendra et qu’elle vous pardonnera ?
Il est fort probable que vous ayez répondu « oui » à au moins une partie de ces questions. Elles concernent des situations assez banales, fréquentes et en apparence sans aucun intérêt majeur pour la vie en société. Pourtant, la psychologie sociale les étudie. La psychologie sociale est une science qui se donne pour objectif de « comprendre et expliquer comment les pensées, les sentiments et les conduites des individus sont influencés par la présence réelle, imaginaire ou implicite d’autrui ». En effet, si vous relisez les questions, vous constaterez facilement qu’autrui y est toujours présent, ou bien physiquement à vos côtés (un autre cycliste), ou bien dans votre imagination (une amie qui vous attend), ou bien implicitement (« Interdit d’entrer »). Mais pourquoi donner une telle importance à autrui et faire de l’étude de son éventuelle influence une discipline scientifique ? La principale raison est assez simple : si nous naissons dépendants d’autrui, nous passons toute notre vie à être interdépendants. Autrement dit, peu importe ce que nous faisons, du plus banal au plus extraordinaire, la vie en société est ainsi faite. Autrui ne nous quitte pas et nous ne le quittons pas non plus.
Faiblesse d’un effort collectif
Parmi les premières études expérimentales de psychologie sociale, celles consacrées à la performance occupent une place particulièrement importante. Elles illustrent déjà une différence entre les chercheurs qui pratiquent cette discipline en Europe et aux États-Unis. Les premiers seraient plus intéressés par les phénomènes collectifs et les seconds par l’individu. Selon le secteur et l’époque, cette différence va s’agrandir ou s’atténuer.
En 1882, Maximilien Ringelmann, un ingénieur agronome français, connu pour ses travaux sur la force de tractions des bœufs de différentes races, se lance dans une étude sur la force de traction des hommes. Son paradigme expérimental est d’une simplicité exemplaire. Les étudiants, réunis en groupe de différentes tailles ou pris individuellement, doivent tirer sur une corde. Les résultats montrent qu’ils fournissent moins d’efforts lorsqu’ils tirent en groupe que seuls. Par exemple, un groupe de huit étudiants déploie seulement l’équivalent de la moitié de la somme des efforts dont fait preuve chaque étudiant pris isolement. Publiée en 1913 dans les Annales de l’Institut national agronomique, cette recherche est restée longtemps ignorée. Il a fallu la fin des années 1970 pour qu’elle soit reconnue et reprise sous le terme « paresse sociale » proposé par Bibb Latané. Il a fallu encore quelques bonnes années, une centaine d’études et 80 articles pour que Steven Karau et Kipling Williams 1 proposent une synthèse de ce phénomène « étrange », un peu contre-intuitif car relatant une faiblesse et non pas une force collective. À partir de ces différentes explications, pratiquement 100 ans après sa découverte, on arrive enfin à avancer toute une série de facteurs qui contribuent aussi bien à l’augmentation qu’à la diminution de la paresse sociale. Parmi elles figure la théorie du besoin d’autoévaluation, selon laquelle la paresse sociale viendrait de l’impossibilité de l’individu de pouvoir évaluer sa propre contribution à la performance commune. Cette impossibilité serait propre à toute performance collective où, par définition, personne n’est évalué individuellement. Une autre théorie, celle de la perception d’autoefficacité, avance que les individus déploieront moins d’efforts lors d’un travail collectif lorsqu’ils pensent que leur performance n’est pas indispensable pour que la performance du groupe soit de qualité. Encore une autre, la théorie de l’assortiment de l’effort, prévoit que la paresse sociale peut apparaître lorsque les individus s’attendent à ce que les autres réduisent leur effort : alors ils se relâchent à leur tour, afin de maintenir une certaine équité dans le groupe. Il est intéressant de noter que si la paresse sociale ne semble pas dépendre du type de tâche à réaliser, l’implication dans la tâche peut la faire diminuer. Bref, la paresse sociale n’apparaît plus comme une caractéristique immuable d’un travail collectif : en sachant comment l’expliquer, on sait aussi comment l’atténuer. Mais si vous lisez attentivement les théories et hypothèses qui l’expliquent, vous découvrirez que leur grande majorité se résume à individualiser les contributions au travail collectif. Réunis avec les autres, nous déploierons moins d’effort que tout seul à moins qu’on nous prête une attention particulière.