Quand l'entreprise parie sur l'homme

Le changement en entreprise est d’autant mieux accepté que 
le personnel y est associé : c’est la leçon que l’on peut retirer des expériences 
de « démocraties salariale » menée dans certaines entreprises.

Moderniser les entreprises et les administrations a un temps été synonyme d’un dépassement des organisations pyramidales de l’ère industrielle. On allait enfin tourner le dos aux fonctionnements stratifiés, clivés, sourds aux attentes des salariés. Depuis les années 1990, pourtant, le mot « modernisation » est souvent associé avec changement à marche forcée, impulsé par des gestionnaires peu attentifs aux identités professionnelles et aux tissus sociaux des organisations. Il n’y a qu’à lire, à ce sujet, les nombreuses chroniques de la modernisation publiées ces derniers temps (1). Le monde des organisations est cependant plus diversifié qu’il y paraît. Plusieurs études montrent que certaines entreprises parviennent à associer les réorganisations gestionnaires avec le développement des compétences des salariés et la participation effective de ces derniers au changement. Paul Bélanger et Benoît Lévesque (2) avaient employé le terme de « démocratie salariale » pour décrire ces expériences, qu’ils repéraient dans une trentaine d’entreprises canadiennes. Quelques années auparavant, Michel Crozier (3) avait identifié des traits voisins parmi des entreprises françaises adoptant un management « postindustriel », un résultat corroboré dans l’étude menée par Isabelle Francfort, Florence Osty, Renaud Sainsaulieu et Marc Uhalde (4) auprès d’une centaine d’organisations françaises.

Une logique globale de gestion

Ces dynamiques de modernisation ne tiennent pas uniquement à l’adoption de telle ou telle technique de management participatif, consistant à faire appel aux bonnes idées des salariés pour améliorer le fonctionnement de l’organisation. Elles relèvent plutôt d’une logique globale de gestion où les objectifs de performance, les outils de gestion et la mobilisation des salariés sont appréhendés conjointement.
Ces organisations ont souvent connu une crise économique majeure les exposant à une menace de disparition. De nouveaux dirigeants sont nommés pour tenter un redressement et font le choix d’un pari sur les hommes, en imposant des objectifs drastiques d’un côté, mais en déléguant du pouvoir et des responsabilités à leurs équipes de l’autre. C’est le cas de l’usine d’un grand groupe industriel dont les résultats se sont lourdement dégradés au cours des années 1990. Un nouveau directeur développe un système d’objectifs serrés auprès de l’encadrement, et multiplie les occasions d’analyser de manière concertée les progrès et les échecs : relations interpersonnelles, comité de management, groupes de résolution de problèmes. Quatre ans plus tard, l’usine est devenue l’un des fleurons du groupe.
Ce pari sur les hommes se traduit par une manière singulière de rationaliser l’organisation. Si les changements procèdent d’un volontarisme évident, ils font toujours appel à la responsabilisation et aux capacités d’action des salariés. Une nouvelle procédure ne sera jamais appliquée sans passer par le tamis de groupes et de discussions sur les conditions de sa mise en œuvre. Ainsi, une entreprise de formation comptant plusieurs centaines de salariés est contrainte de mettre en œuvre un système informatique centralisé pour mutualiser ses données commerciales et pédagogiques face à un marché très évolutif. Elle fait typiquement le choix de confier sa conception à une équipe interne, implantée dans l’un de ses établissements et par conséquent très proche des formateurs et de leurs besoins réels. Le système d’information est construit par allers et retours permanents entre les concepteurs, les professionnels et la direction, là où une logique purement gestionnaire aurait conduit à l’achat d’un produit clé en main. Le résultat est impressionnant : après trois années, l’outil de gestion est totalement accepté par une communauté professionnelle traditionnellement soucieuse d’une forte autonomie au travail. Contrairement à bien des situations, la rationalisation gestionnaire ne s’effectue pas contre les salariés ; elle est « socialisée ».
Ces organisations ont aussi l’intuition que les impératifs économiques et gestionnaires doivent aller à la rencontre des différentes cultures de métier de l’entreprise, et non s’y opposer. Par exemple, l’entreprise de formation a renforcé les objectifs de résultats de ses responsables d’établissement, mais elle a instauré parallèlement des groupes transversaux de formateurs pour concevoir et faire évoluer les prestations de formation. Les chefs de service, situés entre les directeurs et les formateurs, assurent au quotidien l’articulation entre ces deux versants du développement, en ajustant choix des prestations et souci du résultat économique. L’usine a, elle aussi, accru ses exigences de résultats vis-à-vis de ses managers, mais en développant parallèlement une académie interne des métiers. Les salariés peuvent s’y professionnaliser, mais aussi émettre leurs réactions et leurs éventuelles propositions quant aux changements en cours. La médiation entre ces deux groupes est assurée par des consultants internes et par les dirigeants de l’usine en cas de conflit. En somme, des compromis entre l’économique et les cultures de métiers restent toujours possibles.
De manière contre-intuitive, ces redressements régis par l’urgence économique procèdent aussi d’une ouverture culturelle : on cherche moins à imposer une culture unique du « business » qu’à impliquer les salariés dans l’évolution globale de l’entreprise. On ne compte plus les pratiques de formation, les séminaires de réflexion, les conférences, les appels à des intervenants variés pour alimenter les évolutions engagées. Ces investissements immatériels, difficilement évaluables au plan économique, participent sans conteste d’une capacité collective à se repositionner : les nouveaux comportements attendus ne sont pas inculqués aux salariés par la direction, mais appris en situation par des confrontations et des expériences multiples, internes et externes. Pouvoir interpeller un dirigeant sur sa stratégie de développement à l’occasion d’un séminaire, participer à des visites dans d’autres entreprises, être missionné dans un groupe de travail pour faire le bilan d’une expérimentation…, autant de pratiques concrètes qui conduisent à cette implication des salariés par l’apprentissage.

L’homme avant les procédures

Enfin, ces modernisations révèlent le poids de la « personne », d’un leadership réel et incarné par un dirigeant ou une équipe de direction. Leur action se montre souvent contre-culturelle par rapport à leur tutelle ou à leurs actionnaires. Elle repose sur la conviction, souvent liée à des parcours professionnels atypiques, que les organisations sont avant tout humaines, que l’on ne peut séparer le monde des procédures de gestion et celui des comportements des individus sans risque grave. Le dirigeant de l’usine est reconnu comme un manager hors pair par les salariés. Sa légitimité repose sur son pragmatisme, son souci constant des métiers et des processus concrets de travail, son accessibilité et sa croyance en la capacité collective de l’usine à se redresser, en dépit de sa stigmatisation au sein du groupe. Son souhait de rester en poste pendant six années, alors que la norme dans cette entreprise est de trois années, témoigne, là aussi, d’une attitude contre-culturelle. Comment se « fabriquent » ces dirigeants modernisateurs ? Les entreprises semblent croire essentiellement au hasard des personnalités, alors que la recherche sociologique reste encore très discrète sur cette question.
Peut-on finalement parler ici de démocratie au travail ? Certainement pas du point de vue des structures institutionnelles de ces entreprises, qui restent classiquement « hiérarchiques ». En revanche, la participation des salariés y est centrale, et se prémunit des dérives technicistes et idéologiques du management participatif à la française, où l’appel à l’intelligence des salariés s’est souvent soldé par le renforcement du contrôle hiérarchique, l’appropriation des savoir-faire informels des salariés et, in fine, par des décisions unilatérales sur les améliorations à apporter (5).
Les expériences qui nous occupent trouvent plutôt leur origine dans des circonstances singulières : l’exposition collective à une menace fondamentale, une culture d’entreprise blessée et une intervention décisive d’acteurs de changement. La force de ces organisations réside dans une capacité exceptionnelle à se repositionner sur le marché, et à mener à bien les changements internes que cela suppose, tout en s’appuyant sur une culture et une histoire sociale préexistantes. Il n’est pas sûr, en revanche, que ces expériences innovantes soient transférables, dans la mesure où elles reposent sur un modèle politique de vie en organisation et sur des références culturelles en décalage avec les doctrines de management les plus en vue sur le marché.

 

 

NOTES

(1) Cf par exemple Fabienne Hanique, Le Sens du travail. Chronique de la modernisation au guichet, Érès, 2004.
(2) Paul Bellanger et Benoît Lévesque (dir.), La Modernisation sociale des entreprises, Presses de l’université de Montréal, 1994.
(3) Michel Crozier, L’Entreprise à l’écoute. Apprendre le management postindustriel, 1989, rééd. Seuil, « coll. Points essais », 1994.
(4) Florence Osty et Marc Uhalde, Les Mondes sociaux de l’entreprise. Penser le développement des entreprises, La Découverte, 2007.
(5) Cf Dominique Martin, Démocratie industrielle. La participation directe dans les entreprises, Puf, 1994, et Danièle Linhart, La Modernisation des entreprises, La Découverte, coll. « Repères », 2004.