Quand la jeunesse fait peur

La délinquance juvénile n'est nouvelle ni dans sa réalité ni dans les fantasmes qu'elle suscite. Les nouveautés sont à rechercher dans le trafic de drogue et dans les formes de contestation des institutions. Mais quels sont les mécanismes du développement de la délinquance juvénile d'hier et d'aujourd'hui ?

Samedi 27 janvier 2001, 15 heures, quartier d'affaires de La Défense, aux portes de Paris. Selon le journal Le Parisien, commence un nouvel épisode d'une « guerre de bandes » appartenant à deux villes de banlieue, dont la mauvaise réputation n'est plus à faire. A l'heure dite, des jeunes auraient surgi par « centaines », « couteaux à la main », telle une « horde sauvage ». Survenant à quelques jours d'une réunion gouvernementale sur la sécurité, cet événement va défrayer la chronique médiatique, les journalistes n'hésitant pas à parler d'une « nouvelle escalade dans l'aggravation des violences urbaines ». Ceci confirmerait le fait que l'insécurité ne cesserait d'augmenter et que les jeunes seraient « de plus en plus jeunes et de plus en plus violents », selon la formule consacrée. En réalité, les choses sont moins simples et les problèmes sont rarement nouveaux.

Le temps des « Blousons noirs »

Quelle étrange amnésie frappe notre société ! Toutes les sociétés industrielles urbaines connaissent de lourds problèmes de délinquance juvénile (que les sociétés paysannes savaient mieux canaliser). Au début du siècle, à Paris, on redoutait les bandes d' « apaches ». Plus près de nous, lors de l'été 1959, surgissait la figure des « blousons noirs » : des jeunes de banlieues qui faisaient déjà peur en raison de leur violence et de son caractère prétendument « gratuit » (voir encadré p. 18).

En réalité, à l'époque des blousons noirs, la principale nouveauté ne se situe pas sur le plan des violences physiques mais sur celui des vols. Le phénomène marquant est la multiplication rapide des vols de voitures et de Mobylettes. Fer de lance de la croissance industrielle, la voiture est le premier grand symbole de la nouvelle société de consommation. C'est le temps de la voiture populaire, accompagnée d'un discours sur l'émancipation, le voyage, la découverte, le loisir et le plaisir. Le bonheur appartiendrait en somme aux nouveaux automobilistes. Le parc des voitures particulières passe ainsi de moins de 1,5 million en 1950 à 5 millions en 1960 ; il atteindra 15 millions en 1970. Pour les plus jeunes, les Mobylettes font aussi fureur. Dès lors, il ne faut pas s'étonner que ce soient ces objets-cultes de la nouvelle société de consommation qu'une partie de la jeunesse défavorisée tente de posséder par tous les moyens. A l'époque, les recherches indiquent qu'il s'agit en effet d'un nouveau type de vol : « Son usage répond à un besoin actualisé (retour tardif, fugue, infraction en vue, ou simple promenade le plus souvent) ; le besoin satisfait, le véhicule est abandonné » ; « Il s'agit essentiellement de promenade à but ludique ou utilitaire. Ce n'est pas un vol d'appropriation ; sa dangerosité tient surtout au fait que les jeunes commettent des accidents 1. »

Autre fait marquant sur lequel la presse insiste : l'existence de ce que l'on appelle aujourd'hui les « casseurs ». Un historien fait ce récit : « En 1963, remise de ses fortes émotions politiques, la France voit soudain surgir ce qui, hors de ses frontières, a déjà fait grand bruit, à renfort de "sonorisation" : une nouvelle classe d'âge, qui emplit de son cri de nouveau-né brusquement la nuit parisienne du 22 au 23 juin. Ce soir-là, Daniel Filipacchi, animateur de l'émission Salut les copains à Europe n° 1 et directeur du magazine qui porte le même nom, invite les jeunes à venir applaudir leurs idoles place de la Nation, juste avant le départ de la caravane du Tour de France. On en attendait 20 000, ils sont au moins huit fois plus à se presser en quelques heures autour du podium 2. »

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Frustration et inégalités sociales

Mais la fête ne s'est pas terminée dans le calme. Le lendemain matin, le journal L'Humanité, peu suspect de nourrir l'idéologie sécuritaire, écrit que « comme trop souvent dans ces occasions, quelques petits groupes de vandales avaient fait plus de dégâts que la masse des spectateurs. Une voiture écrasée, des vitrines brisées, le store d'un café arraché, des arbres "scalpés" ». Ainsi, on s'inquiète déjà beaucoup de la violence collective et de son caractère apparemment « ludique » ou « gratuit ». On ne comprend pas le vandalisme. La dimension territoriale des bandes surprend. Enfin, ces bandes commettent des viols collectifs d'un genre nouveau, marqué lui aussi par l'aspect ludique, initiatique et démonstratif 3. Toutes choses que notre actualité considère à tort comme une nouveauté.

Comment expliquer cette forte augmentation de la délinquance à partir de la fin des années 50 ? Il y a d'abord un facteur démographique. La délinquance est un comportement de jeunesse. Or, si, dans l'entre-deux-guerres, la France était un pays vieillissant, les années 60 enregistrent au contraire les effets du baby-boom : un Français sur trois a moins de 20 ans. Ensuite, cette jeunesse observe un phénomène majeur : l'avènement de la société de consommation, soutenu par un cycle de très forte croissance industrielle (les Trente Glorieuses). Ceci se traduit notamment par le développement d'une nouvelle culture juvénile (un ensemble de goûts et de pratiques proposés à l'ensemble des jeunes) et par la visibilité d'une nouvelle « classe adolescente ». Mais il ne faut pas oublier que, derrière cette nouvelle culture de masse, se cachent des « sous-cultures de classe » 4.