
« Je peux vous lire une citation de Camus ? » Antoine Garapon brandit son exemplaire de la Pléiade, qu’il manipule avec une délicatesse presque cajoleuse. Il lit précautionneusement des mots qu’il semble connaître par cœur : « Notre tâche d’homme est de trouver les quelques formules qui apaiseront l’angoisse infinie des âmes libres. Nous avons à recoudre ce qui est déchiré, à rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste. » Dans cette phrase, le juriste épris de sciences humaines puise tout le sens de son engagement intellectuel. « Rendre la justice imaginable dans un monde si évidemment injuste », répète-t-il, non sans une certaine tendresse pour un auteur dont il se sent proche.
« Recoudre ce qui est déchiré », A. Garapon y a contribué, lui qui fut juge des enfants durant douze ans. Au cœur de l’institution, le juriste a cependant fait profession d’une singulière ubiquité : « J’ai toujours été le juge chez les intellos, et l’intello chez les juges », raconte-t-il. Dès 1982, avec une thèse intitulée « Le rituel judiciaire », c’est un regard anthropologique, fasciné par la teneur symbolique du droit, qu’il pose sur l’institution dont il sera partie prenante tout au long de sa vie. Robes, solennité des gestes ordinaires, mise en scène : la justice est un théâtre. Mais loin d’être un travestissement superflu, l’expérience de la justice est consubstantielle à cette scénographie.
Dans le modeste bureau de l’Institut des hautes études de la justice aux murs habillés de livres où Antoine Garapon nous reçoit, cohabitent harmonieusement ouvrages de droit constitutionnel, de philosophie ou d’anthropologie. Cette harmonie, il l’a façonnée tout au long de sa carrière. Le juriste a publié en 2018, avec l’épistémologue Jean Lassègue Justice digitale. Révolution graphique et rupture anthropologique. Évitant les écueils du prophétisme enflammé ou de l’alarmisme conservateur, ce dernier ouvrage prend la mesure de l’imprégnation des technologies du numérique dans la pratique de la justice. Comment les algorithmes redéfinissent-ils notre accès au droit et bouleversent jusqu’aux principes de la justice les plus ancrés ?
Au cours de votre jeunesse, quelles ont été vos motivations pour vous tourner vers le droit ?
Dans ma famille, tout le monde est universitaire. Moi, j’étais tourné vers l’action, et les métiers du droit sont davantage orientés vers la politique et l’engagement. La période post-68 était passionnante : le Syndicat de la magistrature naissait, et se diffusait l’idée que le changement pouvait advenir autrement que par l’action des partis politiques, notamment par l’engagement des professionnels. L’ambiance politique était plus ouverte aux questions sociétales. J’étais pour ma part un militant tiers-mondiste engagé aux côtés des immigrés et de leurs droits. Le droit était une perspective séduisante pour réaliser un désir d’engagement.
Mais vous avez toutefois mené une carrière intellectuelle.
Tout en étudiant le droit, j’ai fait une thèse en anthropologie sur le rituel judiciaire, dans un champ que l’on appelait à l’époque sociologie juridique. Cette double formation, et un attrait pour le monde intellectuel, ont placé ma vie en tension entre l’action, la réflexion et l’engagement. Selon moi, un juriste accompli doit être bon techniquement dans son domaine, mais il doit aussi réfléchir à son action et être engagé pour le droit. Car celui-ci n’est pas un simple instrument, c’est aussi un horizon de sens pour la politique : celui de l’État de droit et des droits de l’homme.