Porn studies

Quand la pornographie entre dans les amphis

Le cinéma X peut-il donner matière à réflexion ? L'expérience de Linda Williams, qui enseigne la sémiologie de l'image pornographique à ses étudiants, semble montrer que le rejet ou l'excitation ne sont pas les deux seuls réflexes envisageables, qu'un autre regard est possible. Avec certaines limites...

Hollywood produit environ 400 films par an, l'industrie du X en fabrique 10 000 à 11 000. Chaque année, sept millions de vidéos et de DVD pornographiques sont pris en location. Les revenus de la pornographie, y compris les magazines, les sites Internet, la diffusion des films par câble ou par réseaux hôteliers, les objets érotiques, atteignent 10 à 14 milliards de dollars par an. Le tout, selon Frank Rich, journaliste au New York Times, dépasse en volume non seulement le revenu du cinéma, mais l'addition de ceux du football professionnel, du basket et du base-ball réunis (aux Etats-Unis).

C'est sur ce bilan impressionnant, quoique simplement quantitatif, que Linda Williams, professeure à l'université de Californie à Berkeley, ouvre les pages d'un épais recueil d'études cinématographiques publié sous sa direction en 2004 (Porn Studies, Duke University Press). De quoi s'agit-il ? De dénoncer l'inexorable envahissement par l'image pornographique d'un espace public aujourd'hui truffé d'interstices laissés libres par l'esprit de tolérance ou par l'impossibilité de la censure ? De réclamer sa mise sous surveillance ? De stigmatiser l'appétit de gain des marchands de sexe ou le mauvais goût de ses concitoyens ? Nullement : L. Williams est spécialiste de l'image érotique animée, et les textes qu'elle publie sont ceux de ses étudiants. Suit donc une série d'études approfondies sur les détails narratifs, les mises en scène, les cadrages, les styles d'images et les personnalités d'acteurs du genre pornographique. Les matériaux sont souvent crus, mais l'approche est savante et les implications sérieuses : racisme, domination, signification politique des rapports de sexe et de leur mise en scène, stéréotypes culturels, l'érotisme X traité sous l'angle de la sémiologie de l'image se révèle être une porte d'entrée dans l'histoire des mentalités. Voici comment Heather Butler introduit son texte intitulé « Qu'appelle-t-on une lesbienne aux longs doigts ? » : « Cet essai tente d'identifier les différents styles, motifs et tendances qui ont marqué le sous-genre pornographique lesbien au cours de son histoire. Il étudie la signification du porno lesbien en rapport avec des genres plus classiques, retrace sa progression historique et identifie quelques développements ponctuels. En s'appuyant sur des exemples de scènes et de films tournés entre 1968 et 2000, il analyse les différentes variantes du rapport de genre dans le couple lesbien, l'usage du godemiché, la notion d'authenticité et la construction d'un espace/lieu discursif spécifiquement lesbien. »

Voilà qui a de quoi déstabiliser le lecteur français, peu accoutumé à voir dans le cinéma X autre chose qu'un sous-produit culturel marginal principalement destiné à la stimulation génitale des handicapés de l'amour. Quand bien même il en serait un consommateur averti, il n'en fera sans doute pas son sujet de conversation favori. Quant à s'imaginer sur une estrade scolaire discourant sur l'esthétique de la fellation interraciale...

Il n'en va pas tout à fait de même aux Etats-Unis, où certaines universités pratiquent sur ce sujet une tolérance avancée, même si celle-ci s'arrête aux portes du campus. Lorsque L. Williams, forte du constat mentionné ci-dessus, juge, il y a une quinzaine d'années, qu'une production devenue si massive est désormais « partie prenante de la culture américaine », aucune autorité académique ne la prie d'aller gloser ailleurs. En tant que spécialiste de l'image, elle se penche donc sans encombre sur le genre X, et publie un premier ouvrage (Hard Core: Power, pleasure and the frenzy of the visible, 1989), tout imprégné de la théorie critique de l'époque, inspirée partiellement par Michel Foucault.

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Tolérance ne veut d'ailleurs pas dire absence de confrontation, bien au contraire. En effet, bien que consommée « apparemment par tout le monde », l'image X est frappée non seulement du stigmate classique de l'obscénité, mais affronte aussi depuis les années 80 un nouveau genre de critique porté par un courant féministe très actif aux Etats-Unis. Son argument principal consiste à caractériser la pornographie comme un genre essentiellement misogyne, voire incitant à la violence contre les femmes. Toute scène de pénétration féminine ? l'essentiel de la production, il faut dire ? est assimilée à un viol filmé. En 1989, L. Williams, qui se considère féministe, aborde le genre X avec ces interrogations-là en tête. Mais les excès de la critique finissent par la toucher : en 1993, l'influente philosophe Catherine McKinnon dénonce la pornographie comme un crime, et lui attribue la responsabilité des viols en série commis durant la guerre de Yougoslavie. Devant de telles attaques, L. Williams ressent un malaise profond. Pour elle, réduire les films X à des incitations au viol témoigne d'une solide ignorance de l'histoire de ce type d'images et de la diversité des genres existants. Ainsi, remarque-t-elle, la plupart des vidéos X d'aujourd'hui évitent la mise en scène du viol, et ne comportent aucun acte de violence ou de combat comparable à celles du cinéma d'action ou même du western classique. Son souci de rendre justice aux multiples facettes du cinéma X la mène alors à reconsidérer sa visibilité académique. Cette fois, lui semble-t-il, il est temps de faire sortir ses travaux de la confidentialité des séminaires de recherche : en 1994, elle décide d'inaugurer un cours sur « L'image pornographique animée » à l'intention des étudiants de premier cycle... Oui, mais comment s'y prendre ? S'en tenir au discours ? Envoyer les étudiants au sex-shop ? Projeter des films en classe ? La décision est vite prise, mais l'initiative est osée. Les débats politiquement corrects suffiront-ils à éviter le scandale ? L'examen de cette première expérience apprend beaucoup sur la nature des problèmes qui font obstacle à la banalisation de la « culture pornographique » telle que L. Williams la conçoit. Ces problèmes, moins aigus que prévu d'ailleurs, se montrent très différents de ceux qu'elle attendait.