« Ne sommes-nous pas forcés de convenir que plusieurs arts sont une source de maux pour ceux qui les exercent, et que les malheureux artisans, trouvant les maladies les plus graves là où ils espéraient puiser le soutien de leur vie et de celle de leur famille, meurent en détestant leur ingrate profession ? » L’auteur de cette interrogation tragique est un médecin italien du début du 18e siècle, Bernardino Ramazzini. Il a eu l’idée révolutionnaire d’écrire un traité qui ne soit pas classé par maladie, comme il était d’usage, mais selon le métier exercé par le malade. La notion de maladie professionnelle était née.
Plus de trois siècles plus tard, le problème n’est pas près d’être résolu. C’est ce qu’ont découvert, à leurs dépens, les anciens ouvriers d’une verrerie industrielle située à Givors, près de Lyon. Leur usine, qui produisait des pots et des bouteilles pour l’industrie agroalimentaire, a été fermée en 2003 à la suite d’une décision de son propriétaire, le groupe Danone, et ce malgré une mobilisation d’envergure de ses salariés. Fait rare dans ce genre de situations, ces hommes et ces femmes ont continué à se voir, et ont pu se rendre compte de l’étrange épidémie de cancers qui les frappait, emportant un certain nombre d’entre eux à des âges jeunes.
Dans une démarche que le sociologue Phil Brown qualifie d’« épidémiologie populaire », les anciens verriers de Givors ont cherché à connaître la cause de cette concentration anormale de maladies. Médecins, épidémiologistes, toxicologues, géologues, historiens et sociologues ont collaboré avec les verriers pour interpréter des traces, relever des corrélations et établir des faits, qui ne laissent aujourd’hui plus guère de doute sur l’origine du mal mystérieux qui les afflige : leur exposition, pendant l’ensemble de leur carrière, à un cocktail de produits chimiques dangereux, de poussières cancérigènes, et de situations de travail (travail en horaires alternés, bruit, chaleur extrême…) affaiblissant les défenses de leur corps.