Le lien entre « Amérique » et « démocratie » semble être une évidence, voire une redondance. Les États-Unis se sont toujours piqués d’être le modèle mondial du gouvernement démocratique. La période contemporaine ne semble qu’avoir accentué cette affinité. Ainsi en 1990, tout juste après la chute du mur de Berlin, l’essayiste américain Francis Fukuyama a déclaré que le ralliement planétaire qui semblait alors en cours autour du régime démocratique (ainsi que du libre marché) ne représentait rien de moins que la « fin de l’histoire ». En 2003, George W. Bush a lancé son appel pour un « nouveau Moyen-Orient », fondé sur les principes politiques régnant aux États-Unis, et qui serait la première étape d’« une révolution démocratique mondiale ».
Fatigue démocratique
Presque dix ans plus tard, cet engouement pour la démocratie semble quelque peu désuet. Les États-Unis subissent une sorte de « fatigue démocratique ». La politique étrangère de l’ère Bush n’a pas tenu ses promesses : l’avènement annoncé d’une nouvelle vague de démocratisation ne s’est traduit en fin de compte que par une crise politique interminable en Irak et une guerre sans fin en Afghanistan. Barack Obama évoque rarement l’exportation de la démocratie comme un objectif majeur de la diplomatie américaine, épousant une conception plus réaliste des affaires internationales. Enfin, il y a aussi sans doute une conscience accrue que la démocratie, qui fut jusqu’à une époque récente considérée comme la panacée politique universelle, est un attrape-tout, une notion qui se vide de sens au fur et à mesure qu’elle s’universalise. Wendy Brown, philosophe politique enseignant à l’université de Californie à Berkeley, est ainsi conduite à remarquer : « La démocratie a aujourd’hui une popularité sans précédent historique, mais n’a jamais été aussi conceptuellement vague et substantivement creuse. »
En effet, les Américains doutent de leur démocratie – du moins, un nombre de plus en plus important d’entre eux. D’où l’importance du mouvement Occupy Wall Street (OWS) et de la panoplie de mouvements Occupons qu’il a enfantée : il constitue en même temps une critique acerbe de la démocratie américaine dans son état actuel et l’aspiration à une forme alternative. De nombreux commentateurs américains ont reproché au mouvement son manque de leaders et de propositions concrètes, sa préférence pour la théâtralité et les mots d’ordre plutôt que le débat sérieux et informé. Michael Bloomberg, le maire de New York, a ainsi commenté le mouvement : « C’est marrant, c’est cathartique… mais on ne résout pas les problèmes en rouspétant. » Dans un article publié dans la revue Logos, le politologue américain Benjamin Barber réplique que c’est précisément contre cette vision « instrumentaliste » de la politique – l’idée que les seules questions politiques valables sont celles qui consistent à identifier le moyen le plus efficace pour accomplir une fin donnée – que OWS s’insurge. Pour comprendre son rayonnement, selon B. Barber, il faut examiner « non pas ce que OWS est, mais ce qu’il fait ». « Les principes des protestataires résident, observe B. Barber, dans leurs processus, et ces processus sont assez remarquables, non seulement du fait de leur contraste avec nos façons habituelles de conduire nos affaires, mais du fait qu’ils fonctionnent à merveille. » Comme d’autres intellectuels qui ont médité ce mouvement, B. Barber s’impressionne en particulier du fait que les protestataires se réunissaient quotidiennement au parc Zucotti, au sud de Manhattan, dans une « assemblée générale » qui seule pouvait approuver toute décision concernant le mouvement dans son ensemble ; que ces décisions se faisaient non par vote majoritaire, mais par consensus (ou, dans de rares cas, par une « supermajorité » de 90 %) ; que quelques débats durent longtemps avant d’arriver à une décision qui suscite l’adhésion générale ; enfin que cette conception de la démocratie s’est révélée extraordinairement créative, comme en témoignent par exemple le principe du « micro populaire » (la répétition en chœur des paroles des intervenants, une manière de contourner l’interdiction par la police des micros réels), le commentaire des discours par des gestes silencieux, et l’exclusion en douceur des ivrognes et autres perturbateurs.