On se presse au Collège de France pour écouter les cours d’Antoine Compagnon depuis dix ans, après son élection en 2006 à la chaire « Littérature française, moderne et contemporaine : histoire, critique et théorie ». La salle est toujours comble. Au programme : Montaigne, Stendhal, Baudelaire, Proust…, revisités sous l’angle de la morale, de la mémoire, de la guerre ou récemment des chiffonniers du 19e siècle. Des cours qui captivent auditeurs et internautes podcastant ses cours par milliers. Enseignant à succès, également professeur à l’université Columbia de New York, conférencier aux quatre coins de la planète, A. Compagnon est encore l’auteur d’une vingtaine d’ouvrages, dont Un été avec Montaigne en 2013 vendu à 140 000 exemplaires. Il n’a pourtant rien d’une rock star. Sa voix est basse, le ton posé, le propos modéré, le costume impeccable. À l’image de son bureau clair, ordonné, où il nous reçoit. Une distance intrigue, chez lui, et semble lui venir d’un parcours hors norme qu’il n’hésite pas à évoquer dans ses récits autobiographiques. On le sent toujours de part et d’autre du miroir, et pour cause. Il est déjà, depuis l’enfance, d’un côté et de l’autre de l’Atlantique, après quelques années de jeunesse à Washington où il est confronté à la pédagogie libre, et aujourd’hui comme enseignant cosmopolite. Il est aussi d’un côté et de l’autre de l’autorité, de la discipline, en tant que fils de général et ancien élève du sévère Prytanée-La Flèche, au retour des États-Unis, mais électron libre, renonçant très vite à la carrière militaire. Il est encore d’un côté et de l’autre des grands pôles du savoir, en ayant un pied dans les lettres, comme on sait, et un autre dans les sciences, par sa formation initiale à Polytechnique et Ponts et Chaussées. De quoi lui permettre d’échapper au formatage des classes préparatoires littéraires, reconnaît-il volontiers, et de mieux saisir l’importance de l’interdisciplinarité trop longtemps boudée en France. L’esthétique mathématique le fascine toujours par sa virtuosité, son élégance, et pourrait bien avoir influencé le littéraire qu’il est devenu. Il est enfin d’un côté et de l’autre de l’écriture, d’abord tenté par le récit, avant de se consacrer à la critique, sans jamais abandonner le récit littéraire personnel. Roland Barthes, dont il a été l’un des derniers disciples, l’aura formé à cette double approche. Et c’est bien cette pluralité de points de vue que l’on sent toujours chez lui qui lui permet de dézoomer des lettres, de décoller du texte, pour mieux dire ce que peut la littérature en général et pour chacun de nous. C’était l’objet de sa leçon inaugurale au Collège de France : « La littérature, pourquoi faire ? ».
Parmi les nombreuses facettes de votre parcours, laquelle vous définirait le mieux, d’après vous ?
Celle du professeur, certainement. J’enseigne depuis près de quarante ans et toujours avec un égal plaisir. Je ne savais pas que j’étais fait pour ça quand je me suis lancé à 25 ans, directement à l’université puisque je n’avais pas suivi le cursus pour être enseignant dans le secondaire. Je ne m’en suis jamais lassé – même si la charge de cours peut être lourde quand les étudiants sont nombreux ! – car c’est une activité qui force toujours le renouvellement de ce que l’on sait, de la pensée, de ce que l’on a à dire, pour peu que l’on joue le jeu. Cet engagement a déterminé tout le reste : l’écriture littéraire indissociable de l’écriture savante, même si le métier m’a davantage fait basculer dans celle-ci, par les publications diversifiées, les articles, les essais. Il m’a d’ailleurs fait renoncer à la spécialisation extrême de certains chercheurs dans une niche du savoir. Pour ma part, j’ai préféré explorer des auteurs et des genres différents qui se répondent, à mon sens. Il m’a semblé aussi nécessaire de m’appuyer autant sur l’histoire, la critique que la théorie – points que j’ai tenu à mentionner pour qualifier ma chaire au Collège de France – et de dépasser d’antiques querelles qui opposaient ces approches. Cette même complémentarité existe d’ailleurs entre les grandes disciplines – les lettres, les sciences humaines, les sciences dures – qui ont tout à gagner à dresser des ponts entre elles. C’est donc dans cette constellation du savoir et des outils critiques, que je me reconnais, plus que dans un domaine en particulier.