Que sommes-nous devenus ?

Accélération du temps, nouveau rapport au corps, à soi et aux autres... Selon plusieurs auteurs, nous serions désormais en présence d'un individu « hypermoderne », radicalement différent de ces prédécesseurs.

Les mutations économiques, technologiques, sociales et culturelles de la seconde moitié du xxe siècle ont conduit à l'émergence d'un individu nouveau, dont les manières d'être, de faire, de ressentir diffèrent profondément de celles de ses prédécesseurs. Certaines découvertes scientifiques, la mondialisation de l'économie et la flexibilité généralisée qu'elle entraîne, avec ses exigences de performance et de réactivité toujours plus grandes, de même que la révolution survenue dans les technologies de la communication jouent un rôle essentiel dans l'avènement de cet individu d'un nouveau type. Le triomphe de la logique marchande et l'éclatement de toutes les limites ayant jusque-là structuré la construction des identités individuelles contribuent aussi à définir ce qu'il est, ce qu'il éprouve et ce dont il souffre. Cet individu, nous l'avons qualifié d'« hypermoderne » pour mettre l'accent sur la notion d'excès et de dépassement qui caractérise notre société de modernité exacerbée (voir l'encadré, p. 39).

Il s'agit d'essayer de comprendre et d'expliquer de quelle façon les bouleversements que nous venons d'évoquer touchent l'homme dans son identité la plus profonde, dans sa manière d'éprouver des sentiments, dans son rapport au temps, au corps, aux autres, ainsi que dans les pathologies qui l'affectent. Pour tenter de répondre à cette question, plusieurs chercheurs de différentes disciplines des sciences humaines se sont réunis dans un colloque 1, d'abord, autour d'un livre 2, ensuite. Le portrait de l'individu contemporain qui s'est ainsi dégagé présente des facettes contradictoires : centré sur la satisfaction immédiate de ses désirs et intolérant à la frustration, il poursuit cependant, dans de nouvelles formes de dépassement de soi, une quête d'absolu, toujours d'actualité. Débordé de sollicitations, sommé d'être toujours plus performant, talonné par l'urgence, développant des comportements compulsifs visant à gorger chaque instant d'un maximum d'intensité, il peut aussi tomber dans un « excès d'inexistence » lorsque la société lui retire les supports indispensables pour être un individu au sens plein du terme.

D'un corps asservi à un corps autocréé

Une question s'est posée, au cours de ce travail d'exploration, que Marcel Gauchet soulève dans la conclusion de l'ouvrage : ne sommes-nous pas en train d'assister à une mutation anthropologique de l'individu, entendue au sens d'une altération de la constitution même de l'invariant anthropologique, ce qui impliquerait, dans une certaine mesure, « l'existence d'humanités successives, avec des différences profondes dans la manière de s'organiser et de se manifester du genre humain 3 » ?

Pour tenter de répondre à cette question, nous avons retenu cinq registres sur lesquels d'importantes mutations se sont produites : le rapport au corps, le rapport au temps, le rapport aux autres, le rapport à soi-même, le rapport à la transcendance. A travers eux, nous allons tenter d'apprécier l'ampleur des modifications qui se sont opérées.

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Le rapport que nous entretenons à notre corps a subi une mutation profonde, étalée sur les dernières décennies. Jusqu'à il y a une soixantaine d'années environ, notre corps était asservi : à la maladie, à la douleur, à la maternité. Sur le premier point, le changement majeur s'est produit avec la découverte des sulfamides et des antibiotiques, qui a révolutionné la médecine entre 1936 et 1945. Jusque-là, le médecin, même s'il comprenait bien les pathologies, les guérissait rarement. A présent, non seulement il y parvient dans un grand nombre de cas, mais le retour à la santé devient un droit que le patient exige, parfois sous menace de procès.

Concernant la douleur, Michel Serres raconte dans son ouvrage Hominescence 4 comment il a vécu, à la fin des années 60, la crevasse qui a commencé à séparer des générations formées à la souffrance permanente de celles qui se scandalisent de la plus petite irritation. Et il montre comment les préceptes austères des sagesses d'autrefois, qu'elles furent stoïciennes ou chrétiennes, avaient pour but d'entraîner la volonté à faire face aux contraintes inévitables de la souffrance et de la mort précoce. Aujourd'hui, au contraire, l'homme devient responsable de la durée et de la qualité de sa vie. Il sait qu'il peut jouer un rôle dans le déclenchement des pathologies, puisque nombre de maladies - cancers et maladies cardio-vasculaires notamment - dépendent du tabac et de l'alcool, de l'alimentation et de l'exercice physique. Devenu en quelque sorte médecin de lui-même, il choisit ou refuse la mort précoce et la santé. Nous sommes ainsi entrés dans l'ère que M. Serres appelle « thanatotechnique ».

Quant à l'asservissement à la procréation, il est à peine besoin de rappeler combien les nouvelles techniques de maîtrise de la fécondité ont libéré les femmes d'une servitude remontant à l'aube de l'humanité et ont généré, dans le même temps, un changement profond dans les comportements sexuels ainsi qu'un bouleversement complet des relations entre les hommes et les femmes.

Mais la mutation qui s'est produite ne se limite pas à cette libération des asservissements anciens. Il s'agit aussi, maintenant, de pouvoir se créer un corps nouveau, à l'image de son désir, d'où les innombrables recours à la chirurgie esthétique pour le remodeler et le façonner à sa guise, et surtout pour rendre ce corps éternellement jeune, afin que le temps s'abolisse et que soient reculées les frontières de la mort, non seulement par rapport à la maladie mais aussi par rapport à l'apparence physique.