« L’homme est une invention dont l’archéologie de notre pensée montre aisément la date récente. Et peut-être la fin prochaine », nargue Michel Foucault en conclusion de l’essai Les Mots et les Choses. Cinquante ans plus tard, le verdict reste mitigé. L’antihumanisme trouve encore des défenseurs et des prolongements. Pourquoi l’homme vaudrait-il mieux que les autres vivants ? Au nom de quoi en faire une valeur, un principe directeur pour nos actions ? En outre, de « grands projets de civilisation » de l’époque moderne, comme le colonialisme ou certains rationalismes totalitaires, ont révélé que l’humanisme pouvait être un enfer pavé de bonnes intentions, une sorte de caution morale donnée aux errements idéologiques de leur temps. Et pourtant… L’humanisme séduit encore et toujours, quitte à verser parfois dans l’incantation morale. Sorti de cénacles intellectuels spécifiques – disciples de Foucault, Gilles Deleuze ou encore Karl Marx –, quel homme public oserait se dire « antihumaniste » aujourd’hui ? Quel candidat à un poste politique, par exemple, pourrait déclarer son hostilité aux droits de l’homme ? Au contraire, la tendance est à « l’humanisation » à tout va : de l’économie, du travail, de l’éducation… Pour comprendre ce retour en force, nous avons demandé à trois intellectuels, qui se définissent comme humanistes, quel sens pouvait encore avoir cette valeur d’« homme » pour aujourd’hui comme pour demain.
« Tu aimeras ton lointain comme toi-même » : Entretien avec Abdennour Bidar
Docteur en philosophie, membre de l’Observatoire de la laïcité, il vient de publier Histoire de l’humanisme en Occident, Armand Colin, 2014.
Les attaques contre l’humanisme ont foisonné au 20e siècle : ce courant de pensée serait « ethnocentré », « patriarcal », « bourgeois », « masculin », « spéciste ». Pourquoi vouloir encore défendre l’humanisme ? N’est-ce pas une idée dépassée ?
L’antihumanisme est né dans le sillage des « maîtres du soupçon » du 19e siècle, Karl Marx, Friedrich Nietzsche et Sigmund Freud. Pour Marx, l’humanisme dissimule, derrière ces généralités sur la « condition humaine », les rapports de classe entre individus. Pour Nietzsche, l’humanisme est inséparable de l’illusion religieuse, au sens où il procède à une « divinisation de l’humain », et à ce titre il ne peut donc pas survivre à l’événement moderne de la « mort de Dieu ». Quant à Freud, il affirme que l’être humain n’est pas ce sujet libre, maître de ses actes, auteur conscient de son existence, mais une marionnette gouvernée par ses pulsions inconscientes, refoulées… Quand on ajoute à ces trois critiques – infiniment reprises par tous les petits maîtres « déconstructeurs » du 20e siècle – les catastrophes morales et politiques du 20e siècle – colonialismes, génocides, totalitarismes, fantasmes de race supérieure… –, on comprend qu’il soit devenu de plus en plus difficile d’être humaniste au sens classique, c’est-à-dire convaincu d’une grandeur de l’homme. Je crois pourtant qu’en ce début de 21e siècle, il est temps de passer à autre chose, c’est-à-dire de s’arracher à la fascination pour les démystificateurs et de s’arracher aussi à la dépression morale engendrée par les tragédies du siècle passé. C’est en ce sens que j’incite à repenser l’humanisme à nouveau frais.