Quels droits pour les migrants ?

Alors que les marchandises et les capitaux vont et viennent librement, les hommes sont souvent arrêtés aux frontières. Mais à rebours de l’image misérabiliste du sans-papier échoué sur une plage, les migrants émergent aujourd’hui sur la scène internationale pour revendiquer des droits.

En début de XXIe siècle les migrations se sont mondialisées. Cette progression s’est effectuée au tournant du XXe siècle finissant : 75 millions d’immigrés en 1965, 155 millions en 1990, près de 200 millions aujourd’hui, soit 3 % de la population mondiale. Presque tous les pays du monde sont concernés, de près ou de loin, par les migrations, que ce soit comme zone de départ, d’accueil ou de simple transit. Certains pays sont à la fois émetteurs et récepteurs, l’émigration suscitant souvent une immigration qui vient la combler. Mais l’immigration est-elle prise en compte à sa juste place dans le jeu des interdépendances économiques et des enjeux politiques, ou n’est-elle qu’un parent pauvre de la mondialisation ?

Des formes nouvelles d'entre deux

Si le nombre des migrants dans le monde a doublé depuis trente ans, toutes catégories confondues, les différents pays du monde en sont inégalement affectés. Entre 1990 et 2005, le nombre de migrants dans le monde a augmenté de 36 millions (1), mais d’à peine 3 millions dans les pays en développement. Ainsi, en 2005, 61 % des migrants vivaient dans les pays développés (dont 34 % en Europe, 23 % en Amérique du Nord, 28 % en Asie, 9 % en Afrique et 4 % en Amérique latine et dans les Caraïbes), et 28 pays en accueillaient 75 %. Les Etats-Unis sont le premier pays d’immigration du monde, l’Allemagne d’Europe avec un stock (9 % d’étrangers) qui a presque doublé depuis la chute du mur de Berlin, avec l’ajout des Aussiedler (2). En flux, l’Espagne, avec 2,5 millions d’étrangers, a connu en Europe la hausse la plus rapide de ces cinq dernières années (plus de 200 000 entrées annuelles). Les migrants représentent 20 % au moins de la population dans 41 pays. Les femmes en constituent la moitié (49,6 %) et, depuis 1990, devancent les hommes dans les pays développés. Dans les pays en développement, 80 % des migrants sont originaires d’autres pays en développement contre 54 % dans les pays développés. Le migrant « moyen » est asiatique, vit et circule en Asie, dans un pays en développement : ce portrait-robot occulte la diversité des profils et donne une image fort éloignée de celle que l’on a en Europe, habituée au spectre de l’« invasion » venue du Sud, notamment d’Afrique.
On distingue différents types de migrations : migration d’établissement (Australie, Etats-Unis, Canada, Nouvelle-Zélande – le Nouveau Monde octroyant des titres de résident permanent à ceux qui ont pour projet de s’installer munis d’une qualification recherchée avec leur famille), de travail, familiale, étudiante, d’exil, touristique, irrégulière, certaines catégories se chevauchant parfois.
Les facteurs de mobilité sont variés mais, pour la plupart, le fruit d’une conjonction d’éléments réunis au cours de ces vingt dernières années. L’information et les médias, de même que le récit des émigrés de retour au pays, ont joué un grand rôle dans la diffusion d’un imaginaire migratoire qui alimente l’envie d’ailleurs. Parallèlement, une économie du passage s’est développée à mesure que les frontières se fermaient, celles-ci devenant une ressource pour les passeurs et l’entrée une odyssée de plus en plus périlleuse pour les sans-papiers. Ceux-ci bénéficient souvent de l’existence de réseaux transnationaux familiaux, économiques, culturels, religieux qui créent des liens et peuvent aussi constituer un facteur d’appel pour les candidats au voyage. La généralisation progressive des passeports a par ailleurs créé un « droit de sortie » de pays hier fermés (ex-URSS, Chine, régimes autoritaires de tous bords), alors que l’asile politique a explosé au cours des années 1990 (Afrique des grands lacs, crise yougoslave, question kurde, Proche et Moyen-Orient, Sri Lanka, Haïti, corne de l’Afrique) pour diminuer aujourd’hui. Ailleurs, la persistance de zones de fracture économique, politique, sociale culturelle (Méditerranée ou frontière Mexique/ Etats-Unis) continue de nourrir la migration. Celle-ci est enfin encouragée par le développement de formes diverses de mobilité (migrations pendulaires, coprésence) à la faveur de la baisse du coût des transports.
Il en résulte un paysage migratoire profondément modifié par rapport à la « première mondialisation », avec souvent une hiérarchie entre les statuts des migrants, mais aussi des formes nouvelles d’entre-deux : double nationalité, allégeances multiples, développement du droit du sol dans la plupart des pays européens, négociation des identités, tentatives de dialogue avec l’islam, influences des pays de départ dans les politiques des pays d’accueil par migrants interposés. Les transferts de fonds des migrants, hier considérés comme improductifs, sont un élément essentiel du développement des pays de départ même s’ils ne pèsent que très modestement dans les économies de ces pays (en 2005, 14 milliards d’euros de l’Union européenne vers les pays d’origine et 235 milliards de dollars à l’échelle mondiale). L’insistance portée dans les pays d’accueil sur le développement des pays d’origine comme alternative aux migrations (3) renforce les interdépendances entre migration et développement (même si les relations entre l’un et l’autre sont plus complexes qu’on ne le suppose). L’amorce d’un droit de migrer (4) s’y profile timidement, avec l’énonciation de droits politiques et sociaux pour les migrants dans le monde, de même que des structures informelles de dialogue avec certains pays de départ.