Relire le grand récit des rencontres impériales

L’expansion coloniale européenne serait fondée pour partie sur les rencontres impériales, contacts inégaux et fructueux en des terres lointaines, préludes à leur conquête. L’histoire est pourtant loin d’être aussi linéaire.

À la mi-1614, le gouverneur des loges de négoce asiatiques de la Compagnie hollandaise unie des Indes orientales (VOC), Pieter Both, dépêcha le commandant Caspar Van Surck en ambassade auprès du souverain javanais de Mataram, Sultan Agung. La VOC avait, un an auparavant, transféré son comptoir de Banten à Jakatra (future Batavia, aujourd’hui Jakarta), une petite cité-lige de la première, située sur la côte nord de Java. Pour gagner la capitale de Mataram, Kerta, lovée au cœur des plaines rizicoles du centre de l’île, C. Van Surck dut cheminer de bourgs en hameaux durant près de deux semaines. L’effort en valut la peine, puisque l’émissaire fut, dans ses propres termes, « magnifiquement reçu » par le souverain. Sultan Agung tint en effet à offrir au Hollandais un aperçu de la splendeur de ses armées : « Le jeune Mataram voulut démontrer sa puissance ; depuis la grand-place du palais se tenaient, tout au long des rues, des centaines de soldats, (tandis que) retentissait la musique des gongs. » Le souverain javanais régala même ses visiteurs d’un tournoi, lequel se conclut par une ordalie de justice : un « combat entre un criminel muni d’un kris (poignard à lame ondulée, ndlr) ébréché et un tigre ».

L’impossible dialogue de l’honneur et du profit

Peut-être afin de solliciter leur aide dans ses campagnes contre la puissante cité rivale de Surabaya, ou bien en vue de les détourner de Banten, dont il envisageait de s’emparer un jour prochain, Sultan Agung accorda aux Néerlandais ce qu’ils réclamaient, à savoir une exemption de droits de douanes dans le port de Jepara. Mais indisposé par la litanie de requêtes de C. Van Surck, qui tentait d’obtenir pareils privilèges pour tous les ports tombés sous la coupe de Mataram, Sultan Agung tint à mettre les points sur les i, rappelant à ses visiteurs européens qu’il était un « prince et un soldat, et non un marchand comme les autres princes et altesses de Java ». Puis le susuhunan – titre officiel de Sultan Agung – avertit sèchement C. Van Surck qu’il était sur le point de faire passer sous son contrôle les cités côtières de Gresik et Jaratan, où la VOC tentait de maintenir des loges, et que leur conquête achevée, nul n’y bénéficierait plus d’aucun traitement de faveur 1.

« Un prince, et non un marchand » : nul doute que ces paroles s’adressaient autant, sinon plus, aux Néerlandais qu’aux « autres altesses de Java », lesquelles, du point de vue du susuhunan, frayaient un peu trop avec les nouveaux venus. Cette dramatisation javanaise de l’impossible dialogue de l’honneur et du profit n’était toutefois pas propre à Mataram. Lorsque les troupes bigarrées de la VOC, menées par Jan Pieterszoon Coen, s’emparèrent en mai 1619 de sa petite cité-lige de Jakatra, le régent du sultanat de Banten, le prince Rana Manggala, se fendit d’une missive indignée à l’adresse des Hollandais.

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Ces derniers avaient ajouté l’insulte à l’injure, puisqu’après avoir violé le serment fait de se retirer pacifiquement de Jakatra une fois leurs adversaires anglais de l’East India Company (EIC) défaits, ils s’évertuaient gauchement à rouvrir des négociations avec Banten afin de se fournir rapidement en poivre noir. Écrite en « malais de marché », langue des transactions commerciales, et non en javanais, langue de cour et de haute culture, la lettre ne laisse pas de doute sur la piètre estime dans laquelle les Javanais tenaient alors leurs interlocuteurs : « Lettre du pangeran Arya Rana Manggala. Le capitaine (J.P. Coen, ndlr) veut maintenant faire la paix et commercer. La condition première pour que des gens fassent cela, c’est qu’ils agissent correctement les uns envers les autres. Il ne doit pas y avoir de manquements (à l’obligation du respect mutuel, ndlr). Lorsqu’il y a des manquements, cela ne s’appelle pas la paix : cela s’appelle l’inconvenance 2. »