Rencontre avec Bernard Lahire : La sociologie à l'échelle de l'individu

Avec sa biographie sociologique de Franz Kafka, Bernard Lahire approfondit une démarche de plus de quinze ans : entrer dans la complexité sociale qui fait la singularité des individus.

Avec son nouvel ouvrage Bernard Lahire met manifestement les pas dans celui qu’il s’emploie livre après livre à discuter : Pierre Bourdieu s’était attelé, après Jean-Paul Sartre, à Gustave Flaubert (Les Règles de l’art, 1992). Son meilleur critique, B. Lahire, lui, vient d’aborder de front l’œuvre de Franz Kafka et la « fabrication sociale » de cet écrivain (encadré ci-dessous). La démarche du professeur de sociologie à l’Ecole normale supérieure (ENS) de Lyon, 46 ans, s’inscrit dans une singularité sociologique. Depuis une quinzaine d’années, il est dans un œil du cyclone, avec la remise en question, vigoureuse, critique, non excluante et plutôt digne, des notions d’habitus et de champ élaborées par Bourdieu.

Depuis les années 1970, l’habitus était devenu un concept systématique et indépassable de la sociologie de Bourdieu : un individu intériorise sa condition sociale, et tous ses actes sont déterminés par une sorte de formule génératrice. Il agit sans y penser, car c’est l’habitus, « système de dispositions durables, générateur de pratiques et de représentations », qui mène la danse.

Quant à la notion de « champ », Bourdieu l’avait appliquée à des microcosmes comme les champs littéraire, journalistique ou artistique. Autant de parcelles du monde social, régies par des « lois spécifiques » (règles de connivence, espaces de luttes et de rapports entre dominants et dominés), où interagissent des individus en conquête de positions et de places. Or ces concepts d’habitus et de champ n’ont jamais vraiment satisfait le jeune sociologue lyonnais qui faisait son apprentissage, au cours des années 1980, dans la sphère d’influence bourdieusienne. « C’est avec cette tradition sociologique que j’ai appris à être critique, mais cette tradition doit être critiquée à son tour, surtout au moment où elle se pétrifie », insiste-t-il.

Pour B. Lahire, la remise en cause de ces concepts cardinaux « s’est effectuée peu à peu dans un va-et-vient permanent entre enquêtes empiriques et réflexivité sur les outils conceptuels » parce qu’il a été dès le début embarrassé par leurs usages. « Si l’on prend Bourdieu au sérieux, affirme-t-il, et qu’on ne le considère pas comme un maître à penser, les différents problèmes que j’ai soulevés ne manquent pas d’apparaître. J’ai montré, par exemple dans Portraits sociologiques et La Culture des individus, que la transférabilité des dispositions n’avait rien de systématique, que toutes les dispositions n’étaient pas aussi fortement constituées et qu’elles étaient en partie hétérogènes. » Autrement dit, il n’y a pas de loi de transmission implicable qui fait de tel père tel fils. Un même individu est élevé dans plusieurs milieux (l’école, ses pairs, la famille, la télévision) et n’est donc pas « programmé par un habitus unique ».

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Une sociologie des dispositions

« De même, Bourdieu a tendance à réduire les individus à leur position dans un champ. Je montre avec mon travail sur Kafka que si l’on définit un auteur à partir du seul champ littéraire, on n’a aucune chance de comprendre son œuvre. Kafka a traversé bien d’autres univers – familial, professionnel, politique, etc. – et a eu à composer avec des héritages hétérogènes. C’est l’ensemble structuré de ses expériences sociales – antérieures à l’entrée en littérature ou parallèles à son activité de création autant que littéraire – qui l’a construit socialement et qui façonne son œuvre. »