Sciences Humaines : Vous êtes sans doute un des premiers psychologues à s'être intéressé à l'étude comparative des émotions dans différentes cultures ? Quelle est l'origine de votre intérêt ?
Paul Ekman : Il y a deux raisons principales. D'abord, j'ai reçu une formation de psychologie clinique et je m'intéressais, dans les années 50, aux psychothérapies, notamment aux thérapies de groupe. Au cours de mes observations, j'ai remarqué que beaucoup de choses ne passaient pas par les mots, mais par les gestes, les attitudes et les expressions du visage. A cette époque, nous n'avions aucun moyen d'évaluer ces choses-là. J'ai pensé qu'il y avait là un outil à développer, quelque chose qui permettrait d'améliorer la pratique thérapeutique. La seconde raison est que je me suis toujours intéressé à la photographie, et que, à cette époque, je faisais au moins autant de photographies que de psychologie.
C'est la somme de ces raisons qui m'a amené à travailler sur l'expression faciale des émotions. Au début, cela n'a pas eu beaucoup de retombées pratiques, mais, depuis dix ans, il se trouve que des thérapeutes ont commencé à utiliser la méthode de lecture des expressions faciales que j'ai mise au point. J'ai donc fini par remplir mon contrat dans ce domaine. Cela dit, avec le temps, je me suis intéressé à des questions beaucoup plus fondamentales. L'étude des comportements pathologiques ne suffisait plus, et je me suis donc tourné vers des recherches comparatives beaucoup plus larges.
SH : En effet, le travail pour lequel vous êtes le plus cité est celui que vous avez fait dans les années 60 sur l'universalité de la reconnaissance de l'expression faciale des émotions. C'était une question importante pour vous ?
P.E. : Je n'avais aucune formation en anthropologie, mais quand j'ai commencé à travailler sur la psychologie des émotions, il me semblait que je ne pouvais pas contourner le problème de l'expression faciale et de sa variation. C'était beaucoup plus facile d'étudier les gestes, parce que le visage est très complexe. Mais, à cette époque, j'ai travaillé avec Silvan Tomkins, un psychologue, qui m'a aidé à apprendre à lire l'anatomie du visage. Or, Tomkins était un partisan isolé de la thèse de Darwin sur l'origine réflexe des expressions faciales. Sa position s'opposait au courant culturaliste dominant, mais elle m'a parue intéressante. J'ai pensé que c'était une belle controverse, qui méritait d'être mise à l'épreuve des faits. Je pensais prouver que Tomkins avait tort, mais j'ai trouvé qu'il avait raison. En fait, je ne m'attendais pas à ce résultat, parce que la formation que j'avais reçue était très imprégnée de comportementalisme qui, comme vous le savez, affirmait que l'essentiel de nos comportements sont appris et qu'ils varient donc selon les cultures. C'est ce que pensais prouver. Ce sont mes résultats qui m'ont fait changer d'avis, ce qui est relativement rare : la plupart des scientifiques s'attachent à prouver ce qu'ils croient vrai. Moi, j'ai rencontré le contraire de ce que je croyais.
Ensuite, j'ai dû essuyer les critiques des anthropologues, qui me reprochaient de ne pas avoir les diplômes requis pour faire ce genre d'observations.
SH : Surtout, certains anthropologues ont expliqué que les sociétés que vous aviez étudiées étaient toutes un peu sous l'influence des médias, donc culturellement uniformisées. Quelle réponse avez-vous apportée à cette critique ?
P.E. : J'ai eu beaucoup de chance, j'ai pu aller en Nouvelle-Guinée. Dans les années 60, les gens y vivaient encore très isolés, chacun dans leur coin. Trois ans plus tard, ils allaient déjà au cinéma. Rien ne change plus vite que ces sociétés-là. C'était vraiment l'expérience de la dernière chance. Après mon second voyage, j'ai tiré mes conclusions : pour six émotions de base au moins, les expressions étaient reconnues de la même façon dans toutes les sociétés visitées, même les plus divergentes culturellement. C'était une observation passionnante parce que les résultats étaient très nets. Pour moi, c'était décisif. Il y a encore des travaux de cette époque que je n'ai pas publiés : j'ai fait une étude sur l'expression de la douleur. Je ne veux pas dire que la douleur est une émotion, mais j'ai trouvé qu'il existait une expression de la douleur qui semble universelle. Tout semblait aller dans ce sens.