Repenser le propre de l'homme

Pour Dominique Lestel, il est temps que nous cessions de nous placer au-dessus des animaux et que nous nous réconcilions avec eux.

La préhistoire philosophique raconte comment une espèce de singe s'est détachée de l'animalité grâce à son intelligence supérieure pour devenir humaine contre l'animalité. Ces histoires sont plaisantes, avouons-le. Elles flattent notre amour-propre d'humain. Elles insistent sur un schéma de quête auquel nous sommes sensibles et mettent en avant une situation de privilège à laquelle nous tenons beaucoup. Elles sont malheureusement scientifiquement spéculatives, philosophiquement confuses et culturellement de moins en moins acceptables.

Une autre approche propose une alternative. Elle suggère que l'humain ne s'est pas développé contre l'animal, mais tout contre, et que ce qui porte la marque de l'humain n'est pas la rupture par rapport à l'animalité, mais au contraire son renforcement radical avec l'animalité, sans équivalent chez quelque autre espèce que ce soit. Autrement dit, l'homme est devenu humain en inventant un pacte nouveau à l'animalité. Il en résulte que loin de tenir l'animalité aux marges, l'homme doit achever son hominisation, en intégrant pleinement l'animal dans ses représentations de lui-même, non comme un « autre » hostile, ni comme un vestige de ce qu'il a été, mais comme une partie intrinsèque de lui-même. L'homme n'est rien sans l'animal. Reste à savoir ce que signifie une telle idée.

Avouons d'abord que la notion de propre de l'homme est confuse, avec un pied dans la science, un pied dans la théologie et un pied dans le fantasme. Deux difficultés majeures déstabilisent sa pertinence. D'abord, son empirisme sélectif. Une liste de critères digne de l'écrivain Luis Borges 1 hante la littérature sur le propre de l'homme, et son côté surréaliste ne doit pas être sous-estimé : la religion, la cuisine, l'institution, l'invention, la culture, l'inceste, le jeu, l'outil, la représentation du temps, le feu, l'art, etc., désignent ce que l'homme sait faire, mais non l'animal. Une foule d'anecdotes est appelée en leur faveur. Mais l'éthologie et la psychologie comparée, qui tentent précisément de cartographier les compétences de l'animal, sont à peu près ignorées. Il est vrai qu'elles proposent plutôt des réfutations cuisantes que des confirmations satisfaisantes aux critères mis en avant. La pratique d'une conceptualisation peu rigoureuse constitue une autre difficulté. Celui qui recherche le propre de l'homme croit fermement qu'il existe un critère cognitif ou biologique, qui permet de distinguer à coup sûr l'homme de l'animal, qu'il est capable de le trouver, et qu'il est tel que l'humain sorte de l'animalité.