Se soumettre... en toute liberté

Et si la liberté humaine était très différente de l'opinion commune que nous en avons ? Loin de nous inciter à agir selon nos opinions et aspirations, elle sert plutôt à mieux assumer les actes de soumission que nous n'avons pu refuser. C'est en tout cas la conclusion que l'on peut tirer de nombreuses études de psychologie sociale.

Il ne viendrait à personne l'idée de contester la valeur de la liberté. Et à nous, en tant que citoyens, moins qu'à quiconque. Pourtant, en tant que psychologues sociaux, nous ne pouvons que nous interroger sur le statut qu'a cette liberté dans nos sociétés précisément dites libérales. Et s'il s'avérait que les appels à la liberté n'aient pour fonction que d'assurer les statu quo et l'uniformité des idées et des conduites ? Après tout, une société n'a-t-elle pas besoin que les gens s'approprient les idées - pour ne pas dire les idéologies - qui justifient ce qu'ils ont quotidiennement à faire ?

Le mot liberté peut revêtir des significations diverses selon le point de vue considéré. Nous nous en tiendrons ici à l'une de ses significations les plus ordinaires : la liberté est l'état de la personne qui agit comme elle veut et non comme le veut quelqu'un d'autre.

Imaginez par exemple qu'un ami vous demande de l'aider à réparer sa voiture. Vous acceptez. Vous n'avez pas ressenti de pression de la part de votre ami, il a même insisté sur le fait que vous étiez parfaitement libre de ne pas faire ce qu'il vous demandait. Vous aurez donc tendance à penser que vous avez agi en toute liberté. C'est de cette liberté là, entretenue quotidiennement par des phrases comme « ne te sens pas obligé », « c'est à toi de voir », « je comprendrais très bien que vous refusiez » dont il sera ici question. Certes, on pourrait avancer que c'est là une conception bien étriquée de la liberté humaine. Il n'en reste pas moins que cette liberté a des conséquences troublantes. Pour comprendre la portée sociale de celles-ci, il convient d'abord de remarquer que cette liberté ne vous a pas empêché d'accepter de réaliser le travail demandé, quand bien même ne l'auriez-vous jamais entrepris de votre propre chef. Il ne s'agit pas là d'une fiction argumentative. Des années et des années de recherches montrent que les personnes se comportent de la même manière, qu'elles soient déclarées libres ou qu'elles soient déclarées contraintes.

Et cela peut aller bien au-delà du service rendu à un ami. Par exemple, au cours d'une expérience, un chercheur vous demande de faire un petit travail qui consiste à recopier pendant 20 minutes un extrait de l'annuaire téléphonique. En lisant ces lignes, vous vous dites sans doute que vous auriez personnellement refusé d'accomplir une tâche aussi absurde. Sachez cependant que si vous aviez été réellement placé dans la situation, vous auriez comme les autres recopié l'annuaire. C'est en tout cas le comportement adopté par la plupart des personnes à qui un expérimentateur l'a demandé. Incroyable mais vrai. Ainsi, de multiples expériences ont montré que femmes, hommes ou enfants en arrivent à faire librement, comme dans notre exemple, un travail fastidieux dont ils auraient préféré se dispenser, mais également à manger des plats répugnants, à défendre des opinions contraires aux leurs, et même à commettre des actes immoraux comme administrer des chocs électriques à une victime innocente. Evidemment, ces personnes se trouvaient dans une situation particulière de dépendance à l'égard du chercheur et nous sommes bien conscients que leur acceptation dépend des caractéristiques de la situation dans laquelle la requête a été formulée. Toujours est-il que, bien que laissées libres, ces personnes ont accepté de satisfaire aux exigences du chercheur, exactement comme elles l'auraient fait si elles avaient été contraintes. Ce n'est donc pas parce que les gens sont « libres » qu'ils se comportent librement. C'est vrai lorsqu'un chercheur avec qui vous n'entretenez aucun lien particulier vous invite à faire ce qu'il attend de vous, c'est encore plus vrai lorsque la personne qui vous invite à faire librement ce qu'elle attend de vous est votre patron, votre chef ou votre maître !