Serious games : des jeux à prendre au sérieux

Utiliser des jeux vidéo pour apprendre, pour communiquer, 
voire comme outil de vente ou de propagande, 
c’est ce que propose l’industrie émergente du « serious game ». 
Son succès le confirme, le jeu vidéo est devenu un média incontournable.

Vous êtes Jean Baveur, un agent secret qui enquête sur un trafic d’« animaux de synthèse ». Vous avez vu un trafiquant entrer dans une boîte de nuit, le Happy Night, qui donne une soirée privée. Votre mission ne sera pas simple. Vous devrez déjouer la surveillance des videurs patibulaires qui gardent l’entrée du club et du salon VIP, accéder à des pièces fermées à double tour, récolter les indices qui vous permettront de démanteler ce dangereux trafic. Dans cette entreprise, le Happy Night recèle une ressource précieuse, tout autant que périlleuse : l’alcool. Si vous partagez quelques verres avec de jolies filles, elles vous aideront à distraire les sbires, mais ce faisant vous risquez vous-même de boire un coup de trop et de mettre votre mission en danger… Telle est l’une des trois intrigues proposées par Happy Night (Succubus, 2009), un jeu vidéo mis en ligne par la ville de Nantes, dans un but de prévention de l’alcoolisme (1).

De manière astucieuse, Happy Night tisse son intrigue avec les péripéties des soirées (trop) bien arrosées : drague, cuites, vomissements, accidents de voiture font avancer le récit sans jamais l’alourdir. Mieux, le niveau d’alcoolémie du héros influe sur le déroulement de l’aventure. En plongeant son public-cible, les adolescents, dans un univers imbibé, Happy Night les invite ainsi à expérimenter virtuellement les plaisirs, mais aussi les déboires et les périls de l’alcool.

 

Une industrie très prometteuse

Happy Night est un serious game*, selon la dénomination proposée en 2002 par l’Américain Benjamin Sawyer (2). Un terme qui a connu un succès fulgurant, puisqu’il s’est depuis imposé pour désigner un ample répertoire d’applications dont la particularité est de mettre les ressorts ludiques du jeu vidéo au service d’un autre objectif que le simple divertissement. On y retrouve des jeux aux finalités extrêmement variées qui vont du recrutement militaire à la communication d’entreprise, de la publicité à l’enseignement et la santé, en passant par la critique sociale et même la propagande. Avec un chiffre d’affaires mondial de 50 milliards d’euros, le secteur semble promis à un bel avenir.

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Cet engouement a de quoi surprendre, tant il tranche avec la perception souvent négative dont le jeu vidéo fait l’objet dans l’espace public. Tantôt il est considéré avec condescendance, comme une activité puérile et improductive réservée à des adolescents réels ou attardés. Tantôt il est appréhendé comme un véritable problème de santé publique, en raison de l’« addiction » et de la désocialisation qu’il susciterait auprès des mêmes ados. Et voilà que des institutions aussi sérieuses que le Pentagone (ministère de la Défense des États-Unis), le MIT (Massachusetts Institute of Technology) (3), des entreprises du CAC 40 ou encore le ministère des Finances sont prêtes à dépenser des sommes considérables pour commander des jeux vidéo en espérant qu’un large public s’y adonnera. L’État français a lui-même décidé de donner un coup de pouce substantiel à l’industrie encore balbutiante du serious game français, avec l’appel d’offres lancé en 2009 par la secrétaire d’État à l’Économie numérique, Nathalie Kosciusko-Morizet : 48 projets se sont partagés 20 millions d’euros, à comparer avec les 10 millions d’euros que représentait le chiffre d’affaires du secteur en 2006…

Comment expliquer cette soudaine passion pour les jeux vidéo « sérieux » ? On pourrait être tenté de voir là un simple effet de mode. Il est vrai que les milieux de la formation et de la communication, après s’être enflammés pour le e-learning, la formation sur support électronique, semblent s’enticher des serious games sans toujours savoir de quoi il en retourne. Et à en croire le buzz que suscite le terme sur les réseaux sociaux, le must du moment est d’ailleurs la gamification* (du mot « game », jeu, ce qui pourrait se traduire par « ludification ») du marketing ou des méthodes pédagogiques.

Il n’est pourtant pas inutile de rappeler, avec Julian Alvarez et Damien Djaouti, auteurs d’une belle Introduction au serious game (4), que depuis sa naissance il y a une soixantaine d’années, le jeu vidéo n’a jamais été cantonné au divertissement. Dans les années 1950, le jeu de morpion (Oxo) visait avant tout à illustrer des résultats de recherche en intelligence artificielle. Quant à Hutspiel, développé par la Rand Corporation et destiné à l’armée américaine, il a été conçu pour simuler les effets d’une guerre nucléaire entre deux belligérants.

 

Une vocation pédagogique qui n’est pas nouvelle

Par la suite, les concepteurs ont toujours développé des jeux qui avaient d’autres finalités que le simple divertissement, de la simulation militaire (le jeu de combat de tanks Panther, 1975) à l’éducation (The Oregon Trail, 1974, consacré à la conquête de l’Ouest) ou à la santé (Captain Novolin, 1992, un jeu de plate-forme du type Mario Bros destiné à aider les jeunes diabétiques à mieux maîtriser leur ingestion de glucose). La seule chose véritablement nouvelle est finalement l’appellation « serious game », un label qui a offert une nouvelle légitimité à un genre ancien, au moment où celui-ci connaissait une deuxième jeunesse grâce à Internet et aux sites de jeux en ligne.

, « Serious games: Improving public policy through game-based learning and simulation », Woodrow Wilson Center for Scholar, 2002. (), les chercheurs du MIT ont participé à la conception de nombreux jeux éducatifs. , , 2010. , , MIT Press, 2007. , , , Hermès, 2010. ,