Songes d'ailleurs

Si tous les peuples du monde rêvent, la lecture qu’ils font de leurs visions nocturnes varie. Certains leur attribuent de multiples pouvoirs et en font un usage intensif pour la conduite individuelle et collective de leur vie.

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L’anthropologue américain Robert Lowie était, selon ses propres mots, un « rêveur chronique et obstiné » qui ne manquait pas de noter les visions que chacune de ses nuits lui apportait. Il en fit un recueil de morceaux choisis, publié en 1966, dans lequel il soulignait que ses propres habitudes l’avaient grandement aidé à comprendre les rêves des Crows et des Inuits, avec lesquels il travaillait. La seule différence, notait-il, est que « je ne considère pas ces expériences comme des révélations mystiques, alors qu’eux le font ».

R. Lowie n’était pas le premier de sa profession à s’intéresser à la vie onirique des peuples du monde. Universelle mais utilisée de manières très différentes, l’activité onirique fut précocement considérée comme un objet idéal de comparaison entre les cultures. L’anthropologie moderne naquit en effet en même temps que se développait en Occident une science du rêve comme phénomène purement intrapsychique. Les ethnographes du début du 20e siècle auront souvent pour souci de vérifier ses thèses. Ainsi Bronislaw Malinowski, en 1927, arriva à la conclusion que si les habitants des îles Trobriand n’étaient pas troublés par leurs rêves, c’était que leur sexualité était libre et leur esprit exempt de contenus refoulés. Il tenait pour peu important que les Trobriandais par ailleurs fassent un usage prémonitoire de certains songes et se prétendent capables d’« envoyer » des rêves amoureux à autrui par des moyens magiques. Son approche des rêves mélanésiens souffrait du fait qu’elle n’avait pas d’autre objectif que de tester la théorie alors montante dans l’onirologie occidentale, la psychanalyse.

À chaque civilisation son rêve ?

Des anthropologues culturalistes américains se posèrent néanmoins la question de savoir s’il existait, au-delà des fantasmes personnels, des modèles de rêves partagés par les membres d’une même culture. La réponse exigeait le recueil de contenus de rêves aussi nombreux que possible et leur classement en motifs et genres différents. Typique de cette démarche, l’œuvre de Jackson Steward Lincoln (1935) affirme que de nombreuses sociétés distinguent les songes « ordinaires » ou « individuels » de ceux qui présentent un contenu intéressant, et peuvent être recherchés à des fins divinatoires, initiatiques ou thérapeutiques. Même si son travail sur les Amérindiens n’aboutit qu’à une typologie, il montre que la spécificité des rêves dans une culture donnée ne tient pas seulement à leur contenu mais à l’idée et la pratique qu’en font les intéressés. Car si le contenu des rêves des individus peut se retrouver un peu partout dans le monde, l’interprétation qui en est donnée, les effets qui leur sont attribués, les usages qui peuvent en être faits relèvent de savoirs collectifs variés et de traditions incompatibles avec la psychologie moderne.