Nous voici donc devenus des individus hypermodernes, affranchis du poids des grandes institutions - Eglises, classes sociales, appartenances syndicales, professionnelles ou familiales... - qui définissaient les identités de chacun. Des changements économiques, sociaux, culturels ont engendré un monde diversifié, où s'enchevêtrent des réseaux multiples dans lesquels chacun naviguerait de manière autonome, donnant un sens personnel à sa vie.
Etape par étape depuis la Renaissance jusqu'au xxe siècle, nous sommes entrés dans « l'ère de l'individu », tandis que, comme le signale l'historien Georges Vigarello dans son Histoire de la beauté1, « la vieille expérience de la transcendance s'est rabattue sur l'univers de l'intime et de l'espace du corps».
Il n'est pas besoin d'être grand devin pour détecter l'importance et même l'omniprésence du corps dans les sociétés contemporaines : explosion du nombre des magasins de mode, des produits cosmétiques et salons esthétiques, des salles et clubs de sport, des nouveaux médicaments et des techniques médicales ou chirurgicales pour l'améliorer ou même le transformer...
Le corps deviendrait-il alors le reflet du moi profond et original de chacun ? Les choses ne sont, hélas, pas si simples, car nos sociétés continuent de véhiculer des normes, nouvelles certes, changeantes aussi, mais toujours très prégnantes...
Mais d'abord, comment le corps, longtemps considéré par nos aïeux comme un carcan encombrant et la source de bien des douleurs, est-il devenu l'un des principaux lieux de fabrique des identités ?
S'accomplir ou se dépasser ?
Auteur de nombreux travaux sur le corps, l'anthropologue David Le Breton s'est penché sur la mode des tatouages et des piercings2. Anciennement signes de reconnaissance de groupes bien identifiés (« taulards », marins...), ces modifications corporelles sont aujourd'hui revendiquées comme l'expression de choix personnels. Pour les jeunes qu'il a interrogés, elles sont avant tout des « manières ludiques de parer son corps » et de « devenir le joueur de son existence ». Et, même si les modifications corporelles attestent d'un phénomène de mode et de consommation ainsi que d'une volonté de ressembler aux autres, « des millions de jeunes Occidentaux éprouvent la marque corporelle comme une reconquête desoi. On est là dans une fabrique d'identité », affirme D. Le Breton 3 qui note une similitude avec la pratique de la chirurgie esthétique chez les plus âgés : « En changeant son corps, on change sa vie... »