« Trop loin à l’ouest, c’est l’est. » Cet aphorisme attribué au sage taoïste Lao-Tseu (vie siècle av. J.-C.) rappelle une évidence pour quiconque conçoit que la Terre est ronde, ce que faisaient les Chinois depuis la nuit des temps aux côtés d’une théorie – il est vrai davantage partagée – postulant une Terre plate et carrée. Autrement dit, ces deux orientations sont relatives. En revanche, sont absolus le nord et le sud. C’est pour cela que l’étoile polaire était un repère fondamental pour la cosmogonie et la géographie chinoises anciennes. La boussole fut d’abord appelée « l’aiguille du sud » (à partir du nord, bien sûr) et les cartes étaient orientées avec le sud en haut, pour mieux regarder vers le nord, placé en bas (lecture descendante, comme pour les idéogrammes). La cartographie arabo-musulmane ancienne a certainement été inspirée par cette façon de faire, que l’on retrouve dans le planisphère du géographe arabe Al-Idrîsî (XIIe siècle), et jusqu’à la mappemonde vénitienne du cosmographe Fra Mauro (1459). À Pékin comme à Kyôto, le palais impérial est situé au nord de la capitale, là où siège l’empereur, intercesseur entre le cosmos (symbolisé par l’étoile polaire) et les hommes.
Une encyclopédie d’au moins vingt-deux siècles
La relativité de l’Ouest et de l’Est dépend de là où est placé le centre. Tous les peuples se sont un jour considérés comme au centre du Monde, et il paraît même que certains, du côté de Wall Street ou d’Hollywood, le pensent encore. Forts de leur civilisation et de leur innovation – n’ont-ils pratiquement pas tout inventé avant la science et la technologie modernes ? – et peuple le plus nombreux de la terre depuis la nuit des temps, les Chinois estiment très logiquement que leur pays est au centre de la terre, d’où son nom : le « pays du Milieu » (Zhonguo), ou encore « la Fleur du Milieu » (Zhonghua), la fleur incarnant ici la civilisation.
Le Shanhai jing (Classique des montagnes et des mers) constitue une étape-clé dans la conception géographique sinisée : c’est la première encyclopédie historico-géographique chinoise connue. Elle date du iie siècle avant notre ère au moins, mais on en a perdu l’original, ce qui incite à la prudence dans l’interprétation de ses copies ultérieures. Ses 18 chapitres mêlent des informations vraies et des légendes, des mirabilia. Ils évoquent « les montagnes dans les quatre directions, et au centre, (les) espaces dans les quatre directions au-delà des mers (haiwai), (les) espaces dans les quatre directions du grand chaos (dahuang), (les) espaces à l’intérieur des mers (hainei) ». Imprégné de taoïsme, le Shanhai jing n’a pas de rapport avec le bouddhisme et la cosmogonie indienne, qui postulent un monde en quatre contrées (dvîpa).
Dans ses Chroniques historiques (Shi ji, vers 91 de notre ère), le lettré Sima Qian, contestant le Shanhai jing, propose une autre configuration du monde : celle des zhu (qui deviendront shû en japonais, comme dans Honshû, nom de l’île principale de l’archipel nippon), terme qui signifie à l’origine « île » ou « île-pays », ou bien encore « région ». Selon Sima Qian, la Chine, qui est par définition au centre, est un zhu. Il existe 99 zhu sous le ciel, il y a neuf zhu grands comme la Chine et entourés d’une petite mer, puis neuf grands zhu entourés par un vaste océan dont les bords touchent le ciel.
La notion de zhu, c’est-à-dire d’une grande terre entourée de mer, n’est finalement pas tellement éloignée de celle de continent, mais en plus réduit, comme si le monde sinisé avait pris conscience de la forte insularité de ses deux façades orientale et méridionale et avait recréé le monde à cette image. Aux zhu terrestres s’opposent les yang (yô en japonais). Ce terme de yang que l’on traduit généralement par « océan », et qui correspond à chaque point cardinal, recouvre en fait une acception plus large : celle de « monde maritime », donc insulaire, voire de « monde » tout court, dans un sens d’étrangeté. Le yang de l’est correspond à l’actuel Pacifique (mer de Chine orientale, mer du Japon, océan Pacifique…), celui du sud aux mers insulindiennes et indiennes (mer de Chine orientale, océan Indien…), celui du nord à l’Arctique et celui de l’ouest à la Méditerranée et l’océan Atlantique. Les terres et les pays sont nommés en conséquence.