La vie de Neandertal était-elle aussi dure qu’on se l’imagine ?
Si l’on en croit les squelettes retrouvés, Neandertal avait une espérance de vie réduite, mais pas plus courte que celle de l’Homme moderne à certaines périodes historiques. Beaucoup d’enfants mouraient avant 7 ans, de par la mort de leurs parents, ou parce qu’ils ne supportaient pas un sevrage précoce. L’autre cap semblant avoir été difficile à franchir est le passage de l’adolescence à l’âge adulte, vers 15 ans. Parmi les individus dont le sexe a été identifié, on constate qu’aucune femme ne dépasse les 35 ans, sans doute à cause des grossesses et des accouchements successifs. Quelques hommes ont plus de 40 ans, mais aucun n’atteint les 50. Quelle en est la raison ? Soit il s’agit d’un biais des données : les vieux et les handicapés devaient en effet souvent mourir lors des déplacements saisonniers ou des migrations, donc hors des campements, lieux ordinairement fouillés par les archéologues. Mais comme en témoignent les nombreux traumatismes et maladies observés sur les squelettes, la dureté de la vie serait l’hypothèse la plus plausible.
Certaines études semblent montrer que Neandertal avait le même régime alimentaire que le loup, c’est-à-dire essentiellement carné. Était-il vraiment taillé pour la chasse ?
Neandertal était surtout, en effet, un gros mangeur de viande. Parfaitement adapté physiquement et mentalement, il a probablement été le plus grand chasseur de tous les temps. Son anatomie révèle de nombreux atouts physiques. Musclé, il était capable d’exercices physiques puissants. Par exemple, lors d’un exercice physique intense, son gros nez saillant et recourbé lui permettait de dissiper la chaleur corporelle excessive qu’engendre une telle activité. D’après la morphologie de ses os et de ses articulations, Neandertal pouvait exercer d’excellents mouvements de rotation de l’épaule et de pronation amples de l’avant-bras et du couple. Ce qui lui permettait de lancer fort et loin ses armes de jet, un atout considérable pour un chasseur. L’Homme moderne devra inventer, pour lancer ses sagaies avec une efficacité comparable, le propulseur. À la chasse, il faut aussi des sens très développés, la vue, mais aussi l’ouïe. D’après la forme elliptique de l’orifice de son conduit auditif, il entendait probablement mieux que nous. De même, chez Neandertal, les régions du cerveau concernées par les opérations mentales impliquées dans la réalisation des gestes successifs pour viser et toucher une proie étaient très développées. Globalement, Neandertal avait donc de grandes capacités physiques, probablement supérieures aux nôtres, et pratiquait de façon récurrente des activités physiques intenses. Il pouvait marcher souvent et longtemps, et grimper aisément les pentes abruptes. Il était en mesure de transporter de lourdes charges, comme l’atteste notamment l’articulation de son genou. Cependant, tout organisme humain a besoin, pour être en bonne santé, de l’apport de certains nutriments présents dans les végétaux. Les Néandertaliens étaient donc omnivores, ce qui élargissait le champ de leurs ressources. Ils pratiquaient la cueillette, la collecte (y compris le charognage), la pêche et la chasse.Parfaitement adapté à son milieu, savait-il s’adapter aux changements de son environnement ?
Bien sûr. Neandertal a vécu durant une longue période et dans des contextes topographiques, climatiques et environnementaux différents. Il a connu trois périodes climatiques majeures : deux glaciations (l’avant-dernière et la dernière) entrecoupées d’une phase interglaciaire (la dernière). Et son extension maximale va du Portugal à l’Ouzbékistan et du Nord de la France à l’Irak actuel. Il a donc rencontré des animaux différents selon les régions et les phases climatiques. Par ailleurs, il est plus que probable que ses modes d’occupation territoriale ont varié selon ces facteurs et que, peut-être, il a pratiqué différents types de nomadisme. Deux grands types de stratégie d’exploitation d’un territoire ont en effet été constatés chez les peuples chasseurs-cueilleurs.• Ceux qui vivent dans des milieux aux biotopes riches – par exemple de forêts et de prairies, comme l’Europe des phases interglacières – exploitent les ressources jusqu’à épuisement, puis gagnent un autre territoire. Ce type de mobilité implique l’existence d’un camp de base, d’où les individus rayonnent sur de courtes distances.
• En revanche, dans des milieux aux biotopes pauvres – ce qui était le cas d’une partie de l’Europe durant les périodes glaciaires –, les chasseurs-cueilleurs exploitent un troupeau ou une harde lors des migrations. Cette stratégie implique des déplacements plus vastes que dans le cas précédent, comme chez les Inuits du Groënland et du Nord canadien. Dans ce type d’exploitation d’un territoire, la planification des trajets à moyen ou long terme est indispensable.
Le climat, durant les phases glaciaires, a dû provoquer une diminution des ressources en gibier, avec une variation selon les saisons. Cela a contraint Neandertal à agrandir son territoire et à planifier des déplacements saisonniers de 50 voire 100 kilomètres. Parfois, Neandertal se déplaçait avec le gibier en migration, comme les Tchouktches, peuple nomade du nord de l’Eurasie qui suivait les troupeaux de rennes durant leurs deux grandes migrations, hivernale et estivale. Il s’installait aussi au carrefour de leurs routes migratoires, comme on a pu le constater à Beauvais dans l’Oise.
Connaît-on ses techniques de chasse ?
Il connaissait les caractéristiques de ses proies, et choisissait les grandes espèces (chevaux, bisons, cervidés, aurochs), qui fournissent beaucoup de viande et de graisse. Il a parfois chassé des mammouths et des rhinocéros, mais le plus souvent, il prélevait des morceaux de carcasse ou de viande sur des individus déjà morts. Contrairement aux autres prédateurs, il a chassé le plus souvent des individus dans la pleine force de l’âge, même d’espèces de grande taille, ce qui témoigne d’un savoir-faire cynégétique certain. Neandertal a probablement capturé à la main les tout petits animaux : poissons, oiseaux, rongeurs… Il a également piégé le gibier, avec ou sans appât. Si les engins plus sophistiqués, du type pièges à poids, lui étaient sans doute inconnus, il savait utiliser les pièges naturels, comme les marécages et les précipices.Et pourtant, malgré son savoir-faire, son armement est resté rudimentaire…
Bien qu’il en ait eu les capacités, Neandertal n’a pas développé certaines activités. Peut-être parce que ses qualités physiques lui ont permis de s’adapter à toutes les contraintes extérieures sans avoir à perfectionner son équipement. La pratique de la chasse et les conséquences sociales qui en découlent (coopération, communication orale et gestuelle, partage…) le distinguent de ses prédécesseurs et le rapprochent indéniablement de nous. Neandertal a su gérer les périodes de pénurie alimentaire en adaptant ses stratégies d’acquisition du gibier, en installant son campement à des endroits propices, sélectionnant ses proies, les exploitant au maximum, jusqu’à la confection de « bouillons gras », et probablement pratiquant un stockage limité dans le temps, par exemple en séchant la viande dans un four en argile cuite, comme à Cracovie-Zwierzyniec, en Pologne. Maintenant, il faut voir que nous ne retrouvons que ce qui a pu se conserver. Or nous savons que Neandertal a beaucoup travaillé le bois, frais ou sec, ce dont attestent les analyses tracéologiques, qui étudient les microtraces d’utilisation observées sur les outils lithiques. Aucune donnée archéologique ne permet par contre de déterminer si Neandertal savait tresser les fibres végétales. Mais selon la préhistorienne Sylvie Beyries, 65 % des outils analysés en tracéologie attestent du travail du bois ! Neandertal a pu confectionner des récipients (coupes, bols, cuillers), des outils (bâtons à fouir, pics ou percuteurs) et des armes. Des pièces de bois appointées ont été découvertes à Königsaue et à Kärlich, en Allemagne, associées à des blocs de résine ayant servi à l’emmanchement.Son savoir-faire s’étendait à des produits aussi élaborés que la colle.
Marylène Patou-Mathis
Directrice de recherche au CNRS, responsable du département d’archéozoologie du Muséum national d’histoire naturelle.Elle a récemment publié Neanderthal. Une autre humanité, Perrin, 2006.